En 1759 paraît la Théorie des sentiments moraux, le premier ouvrage du philosophe écossais Adam Smith (1723-1790). Immédiatement, le livre connaît un succès international. Son objet : définir les principes de la morale, saisir les vertus nécessaires au bon fonctionnement de la société et comprendre d’où vient le sens moral.
Ce n’est pourtant pas cet ouvrage qui marquera la postérité, mais l’Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), considéré par la science économique comme l’œuvre fondatrice de la discipline. Car tel est le paradoxe : l’auteur de la Théorie des sentiments moraux est perçu comme l’inventeur de l’économie en tant que discipline autonome de la philosophie morale et politique. Il en aurait fait une science positive, neutre, dégagée des interrogations morales qui prévalaient auparavant (1). L’intérêt pour les questions économiques n’est pas propre à A. Smith et nombreux sont alors les philosophes à les intégrer dans leur champ de réflexion. Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) se demandait par exemple quel serait le mode d’organisation des échanges et de la production le plus favorable au bonheur et à la vertu. Les questions sous-jacentes – « qu’est-ce que la richesse ? », « comment définir l’intérêt général ? », « les vertus individuelles sont-elles nécessaires au bon fonctionnement de la société ? » – sont en effet à la frontière entre la philosophie morale, la philosophie politique et ce qui deviendra l’économie politique. Reste qu’un pas semble franchi avec La Richesse des nations… Comment A. Smith, philosophe de formation, rendu célèbre par la Théorie des sentiments moraux, est-il donc devenu avec l’Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations le père de la science économique ?
L'opposition des mercantilistes
Pour comprendre, il faut revenir sur la trajectoire intellectuelle qui l’a conduit d’un ouvrage à l’autre. La renommée de la Théorie des sentiments moraux vaut à A. Smith d’être choisi comme précepteur du jeune duc de Buccleuch. Il démissionne alors de l’université et entreprend de voyager en Europe. Il y rencontre notamment David Hume et Voltaire, d’Alembert, d’Holbach, Claude Helvétius, Jacques Necker, André Morellet, Anne Robert Turgot, François Quesnay… Les rencontres avec ces deux derniers ont certainement favorisé son intérêt pour l’économie. De retour en Ecosse, A. Smith consacre dix années de sa vie à la rédaction de son Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, qui paraît en 1776 et sera son dernier ouvrage. F. Quesnay (1694-1774), médecin à la cour de Louis XV et attaché à la marquise de Pompadour, est le chef de file des « physiocrates ». L’auteur du Tableau économique (1758) fait de l’agriculture la source de la richesse. Si A. Smith n’adhère pas à ce courant de pensée, il ne le considère pas non plus comme un danger très sérieux. Il juge en revanche le « système mercantile », dont les représentants sont plus influents, comme réellement nuisible à l’intérêt général. Pour ceux-ci, l’accroissement de la richesse nationale passe par l’excédent de la balance commerciale qui permet l’accumulation de métaux précieux. Ils sont donc favorables au protectionnisme contre lequel A. Smith s’inscrit. Opposé aux mercantilistes, il définit la richesse non pas comme une quantité de monnaie ou de métaux précieux, mais comme « l’ensemble des choses nécessaires et commodes à la vie ». Il s’agit donc d’une richesse réelle, et, pour lui, la seule source de création de richesse est le travail.
En écrivant La Richesse des nations, A. Smith se définit en fait comme « conseiller du prince », et affirme que l’enrichissement de la nation tout entière doit faire l’objet de tous les soins de l’Etat : « L’économie politique, considérée comme une branche de la science de l’homme d’Etat se propose à la fois d’enrichir le peuple et le souverain. » Accroître la richesse suppose ainsi en premier lieu d’accroître la productivité du travail et/ou la proportion de la population occupée à des tâches productives*. Au premier rang des moyens permettant d’accroître la productivité du travail vient la division du travail, hypothèse qu’illustre le fameux exemple de la manufacture d’épingles (voir l’encadré ci-dessus).
L’enrichissement résulte donc des progrès de la productivité du travail et de la proportion de la population occupée à des tâches productives. Or c’est l’accumulation du capital (les moyens de subsistance et les moyens de production) qui permet d’employer toujours plus de personnes à des tâches productives. Elle est motivée par la recherche du profit des marchands. Le désir d’enrichissement d’une classe de la société, les marchands, devient compatible avec l’intérêt général et même y contribue. C’est cette idée qu’illustre « la main invisible » (voir l’encadré ci-contre), mécanisme par lequel certains actes individuels contribuent au bien commun indépendamment de toute intention bienveillante.