Adam Smith - L'intérêt et la morale

Pour le penseur écossais, les individus ne sont pas mus 
que par leur intérêt, mais aussi par la sympathie 
qu’ils éprouvent les uns pour les autres.

Affirmer qu’Adam Smith compte au nombre des grands penseurs de la société peut paraître incongru, voire provocateur. Ce père fondateur du libéralisme économique ne serait-il pas enclin à concevoir la société sur le modèle simplificateur du marché ? Nullement, pour la bonne raison que Smith est un philosophe des Lumières, époque où la science économique ne prétend pas encore être une discipline autonome, donc non coupée d’autres domaines du savoir – philosophie morale, théorie politique, science juridique, analyse psychologique. Le projet intellectuel de Smith se nourrit d’une vaste culture, et ne s’inspire pas moins des conceptions antiques de la cité (Platon, Aristote, les stoïciens ou les épicuriens), de la tradition du droit naturel du XVIIe siècle (Grotius, Thomas Hobbes ou John Locke) et de la philosophie politique des Lumières (Montesquieu, John Mandeville, David Hume ou Jean-Jacques Rousseau), que de la science économique de son temps (physiocratie, mercantilisme). C’est pourquoi son œuvre ne se limite pas aux doctrines économiques de sa fameuse Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Elle contient aussi, notamment, une philosophie morale publiée dans la Théorie des sentiments moraux (1759), ainsi que des considérations juridiques rassemblées dans les Leçons sur la jurisprudence (1762-1764).

Pris ensemble, ces trois livres développent toute une théorie de la société. Deux grandes idées la structurent. Premièrement, l’ordre social est une conséquence non intentionnelle des actions humaines. Autrement dit, les hommes qui participent à cet ordre agissent le plus souvent sans vouloir le produire et sans même savoir qu’ils le produisent. C’est ce qu’exprime la célèbre métaphore smithienne affirmant que tout se passe comme si une « main invisible » ordonnait les agents à leur insu. Deuxièmement, cet ordre non intentionnel peut ensuite être amélioré de façon intentionnelle, une fois que les hommes ont pris conscience de son fonctionnement spontané. Les agents peuvent alors faciliter leurs interactions en prenant des dispositions qui leur sont utiles. La tâche de la philosophie morale, de la science économique et de la théorie juridique est justement d’aider à l’invention de telles dispositions.