Aux origines de la culture

Quelles étaient les capacités mentales des premiers hommes ? Quand est né le langage? Qu'est-ce qui sépare Homo sapiens des autres primates? Grâce à de nombreuses recherches récentes, il est désormais possible de dessiner des scénarios de l'apparition de la culture chez les humains.

Pourquoi j'ai mangé mon père est un roman de Roy Lewis dont l'action se déroule il y a quelques centaines de milliers d'années, au coeur de la préhistoire. On y voit Edouard, un homme du paléolithique, tout occupé à découvrir de nouvelles techniques et à militer pour le progrès sous les yeux étonnés et sceptiques de sa famille. Lorsqu'il entreprend de domestiquer le feu, son frère Vania, un honnête pithécanthrope conservateur et réactionnaire, le met en garde. Un désaccord profond oppose les deux hommes. Edouard souligne les multiples avantages du feu : on peut faire cuire la viande, se réchauffer, éloigner les moustiques et se défendre des prédateurs. Vania en montre les dangers : les brûlures, mais surtout le risque majeur d'embraser toute la forêt. Vouloir dompter le feu, c'est, dit-il, jouer à l'apprenti sorcier. « Soyons raisonnables. Restons-en à la pierre taillée », lance-t-il en avertissement. Et devant les progrès trop rapides de l'hominisation, il défend son mot d'ordre : « Back to the trees » (retournons aux arbres).

A ses enfants intrigués qui lui demandent pourquoi on ne se contente pas de tailler tranquillement les pierres, pourquoi il faudrait toujours apprendre, inventer, aller de l'avant, chercher à progresser dans l'hominisation, Edouard répond un jour, d'un air entendu : « Wait and see »...

Le livre de R. Lewis apporte une réponse humoristique à une grande énigme scientifique : celle des origines de l'homme. Quand, comment et pourquoi un primate vivant dans les forêts d'Afrique s'est mis à penser, à inventer des outils, le langage, puis l'art, les religions, les lois sociales, et est devenu une espèce si particulière? Grâce aux archives archéologiques - ossements fossilisés, outils de pierre taillée, traces de foyer, sépultures, peintures rupestres - et à leur datation de plus en plus précise, il est possible de reconstituer les grandes lignes de la généalogie de l'hominisation (voir l'encadré en p. 18 et 19). Mais ces données nous éclairent peu sur les capacités mentales des hommes de la préhistoire. Qu'en est-il de leur culture, de leurs représentations ? Pourquoi, par exemple, y a-t-il un fossé d'au moins deux millions d'années entre les premiers outils et les premières traces d'art ? Et quand est apparu le langage ? La pensée symbolique ?

De nouveaux champs de recherche - en archéologie cognitive, psychologie évolutionniste, éthologie, neurosciences - permettent de formuler des scénarios de l'émergence de la culture dans l'histoire de l'humanité.

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Qui sont les australopithèques ?

A grands traits, la (pré)histoire de l'humain s'est déroulée en trois temps : au départ, il y a Australopithecus, sorte de grand singe bipède qui a vécu en Afrique de - 4 à - 1 millions d'années. Le deuxième acte s'ouvre avec Homo, apparu il y a plus de 2 millions d'années. Son cerveau a connu un développement impressionnant (avec un volume multiplié par 3 en l'espace de 1,5 million d'années) et il s'est mis à fabriquer des outils. Enfin vient Homo sapiens, il y a cent cinquante mille ans environ. C'est avec lui qu'a eu lieu, il y a quarante mille ans, un véritable big-bang culturel avec l'apparition des vêtements, de l'art, des sépultures et des rituels sacrés... Mais pour mieux comprendre ce qui s'est passé, reprenons l'histoire par le début.

L'histoire des hominidés débute donc en Afrique, il y a quatre à cinq millions d'années, avec l'apparition des australopithèques. On doit leur découverte au préhistorien Raymond Dart (1893-1988), qui découvrit en 1924, en Afrique du Sud, un fossile d'enfant à l'allure très particulière. Le crâne de « l'enfant de Taung » tenait à la fois du primate et de l'humain. Il semblait bien être le « chaînon manquant » entre les ancêtres de l'homme et ceux des grands singes. R. Dart baptisa cette créature Australopithecus.

Mais l'histoire et le mode de vie des australopithèques n'ont commencé à être vraiment connus qu'à partir des années 60, avec les campagnes de fouilles des époux Leakey dans la région des grands lacs de l'Est africain, puis la découverte par l'équipe d'Yves Coppens, Maurice Taïeb, John Kalb et Donald Johanson de « Lucy » en 1974. Enfin, avec les mises au jour très récentes de nouveaux types d'australopithèques en Afrique du Sud, au Tchad, en Ethiopie depuis le milieu des années 90.

Extérieurement, les australopithèques ressemblaient à de grands singes. Le volume crânien des Australopithecus afarensis (comme Lucy) est de 400 cm3 (à peine plus qu'un chimpanzé), mais sa structure est différente ; le trou occipital (où passe la colonne vertébrale) s'ouvre vers le bas, ce qui est un indice de bipédie. La taille est d'environ 1,40m chez les mâles et d'1,15m chez les femelles. Ce dimorphisme sexuel (grande différence de corpulence entre mâle et femelle) est d'ailleurs un indice intéressant de leurs moeurs sexuelles. En effet, chez des primates, comme les gorilles ou les babouins hamadryas, un fort dimorphisme est associé avec les pratiques de harem. Les mâles se livrent à des combats, le plus fort s'appropriant un groupe de femelles. En revanche, chez les espèces monogames comme les gibbons, ou chez celles où règne une certaine promiscuité sexuelle, comme les chimpanzés, le dimorphisme est moins prononcé.

On imagine que les australopithèques vivaient, comme les grands singes actuels, en petits groupes de quelques dizaines d'individus occupant un territoire donné. Ils ont probablement quitté les forêts tropicales pour vivre dans la savane arborée, auprès de lacs et de rivières. Leur régime alimentaire se partageait entre la cueillette des fruits et de plantes diverses, et occasionnellement la chasse de petits mammifères. Mais qu'en est-il de leurs capacités cognitives ? Il est aujourd'hui admis de les comparer à celles des chimpanzés. Tous deux possèdent un ancêtre commun qui a vécu il y a 5 à 7 millions d'années, soit au bas mot un million d'années avant l'apparition d'Australopithecus.

La célèbre primatologue Jane Goodall a été l'une des premières à entreprendre l'observation des chimpanzés en liberté dans la forêt tanzanienne. C'est d'ailleurs le préhistorien Louis Leakey qui l'a encouragée à mener ses recherches, afin de mieux comprendre ce qu'aurait pu être le mode de vie des australopithèques. On sait maintenant, grâce à J. Goodall et toutes les équipes qui l'on suivie, que les chimpanzés disposent d'une certaine intelligence technique. Ils fabriquent un lit de branchages avant de s'endormir ; utilisent des petits bâtons pour pêcher des termites à l'intérieur des termitières ; cassent des noix avec des pierres, l'une servant de marteau et l'autre d'enclume. Frédéric Joulian, spécialiste de la culture des chimpanzés, a montré par ailleurs qu'il existait de véritables ateliers de cassage de noix chez les chimpanzés, certains existant depuis cent cinquante ou deux cents ans ! En effet, pour briser une noix avec un caillou, il faut maîtriser une technique. Taper trop fort et la noix s'écrase, la cogner sur un sol mou et elle s'enfonce 1... Il semble bien que les chimpanzés femelles adultes enseignent à leurs petits comment s'y prendre, et ces derniers mettent du temps avant d'y parvenir seuls.

Une étude récente publiée par Nature (19 juin 1999) montre même l'existence de traditions locales culturelles : pour attraper les fourmis, les chimpanzés de Tanzanie ne s'y prennent pas de la même façon que ceux de Côte-d'Ivoire ou d'Ouganda. Tout porte à croire que ces traditions ont bien été apprises et transmises de génération en génération. L'intelligence sociale est également développée chez les chimpanzés. Animaux stratégiques, ils sont capables de ruser, par exemple en émettant un cri d'alarme afin de distraire l'attention du groupe et de s'emparer de nourriture. On sait enfin qu'ils disposent de représentations mentales (de leur territoire), d'une conscience de soi, et qu'ils sont capables de manipuler des signes pour représenter des objets ou des actions 2.