Aux sources de l'éloquence

Jésus lave plus blanc ! Dans un essai jubilatoire au titre délicieusement iconoclaste, l’Italien Bruno Ballardini s’était amusé à montrer « comment l’Église avait inventé le marketing » (1). Les procédés publicitaires et commerciaux pour appâter le client avaient déjà été inventés 2 000 ans plus tôt par les apôtres, saint Paul et les Pères de l’Église pour séduire une nouvelle clientèle : les chrétiens. Les belles promesses (le paradis pour demain), les slogans qui font mouche (« les premiers seront les derniers »), le logo de la marque (la croix), la charte graphique (l’architecture romane puis gothique), les récits de miracles sont autant de techniques de vente éprouvées pour capter les esprits, séduire le chaland et enrôler de nouveaux fidèles.

Sur un ton plus académique, Bruno Delorme, bibliothécaire spécialiste des origines du christianisme, avance des arguments similaires pour affirmer que la réussite de l’Église doit beaucoup à la rhétorique (2). L’auteur du Christ grec rappelle d’abord que les Évangiles, rédigés au Ier siècle de notre ère, n’ont pas été écrits en araméen, la langue du Christ, mais bien en grec. Et les récits des apôtres – notamment ceux de Luc et Marc – ont largement puisé dans l’arsenal de la rhétorique grecque et romaine qui imprégnait alors la culture de tout le bassin méditerranéen.

 

Jésus et le storytelling

Premier élément de cette rhétorique : la tragédie. La vie de Jésus a été mise en forme selon les canons de la tragédie grecque. Un héros solitaire, fils d’un dieu et d’une mortelle, porte une grande mission : sauver le monde. Il réalise des prodiges (les miracles), affronte les forces du mal (Satan, les marchands du Temple, les ignorants). Au terme de ses pérégrinations, ponctuées de nombreux épisodes, il sera mis à mort selon un scénario dont les ressorts dramatiques – suspens, trahison, torture – sont dignes des meilleures tragédies. Finalement, un ultime et inattendu happy end survient : Jésus ressuscite et proclame la bonne nouvelle (« je vais revenir pour vous sauver »). Selon B. Delorme, les spécialistes débattent depuis un siècle de ce qui est authentique et légendaire dans la vie de Jésus, alors que ce qui compte vraiment, ce sont les procédés de composition qui ont transformé des événements et des personnages sans doute réels en un récit si efficace.

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Une des forces de la rhétorique chrétienne, toujours selon B. Delorme, tient par exemple au recours à la métaphore, procédé littéraire très courant, qui permet de parler d’un homme – Jésus – comme d’un « sauveur », d’un « messie » ou du « fils de Dieu », permettant en permanence de faire glisser le personnage d’un statut humain à un statut divin.

La diffusion du message chrétien sous la forme d’un récit, mettant en scène un héros solitaire, avec ses amis et ses ennemis, ses hauts faits de gloire, ses souffrances et ses doutes, relève en soi d’une stratégie judicieuse. Voilà un message religieux capable de toucher les cœurs et de frapper les esprits bien mieux qu’un traité de morale ou qu’un exposé théologique. Les preuves de l’existence de Dieu n’ont jamais convaincu personne. En revanche, Jésus est un modèle, un personnage auquel on peut s’identifier et qui a valeur exemplaire. Remplacer un discours abstrait par une bonne histoire : voilà ce que l’on nomme aujourd’hui le storytelling*.

La thèse qui consiste à attribuer le succès du christianisme à la puissance de sa rhétorique est sans doute excessive. Elle fait bon marché du contenu du message, (le salut éternel ou l’amour chrétien), sans parler de l’organisation militante de l’Église des origines ou du contexte social de diffusion (3). Mais cette analyse a le mérite de souligner une cause jusque-là ignorée du succès de christianisme. Bien sûr, les auteurs des Évangiles n’étaient pas des manipulateurs cyniques qui auraient puisé des recettes de propagande dans la rhétorique religieuse : en fait, ils se sont inspirés presque inconsciemment de procédés rhétoriques qui imprégnaient toute la culture gréco-romaine.