Bébé, esprit y es-tu ?

Le développement de la pensée chez l’enfant est bien plus complexe qu’on ne le pensait. Aperçu des nouvelles approches.
Et si les bébés étaient, très tôt, bien plus doués qu’on ne le pensait ? En 2006, les psychologues français Édouard Gentaz et Arlette Streri montrent que dès 5 mois, les enfants possèdent des représentations des nombres relativement abstraites : ils différencient par la vue et le toucher de petites quantités d’objets. L’année précédente, les psychologues américaines Renée Baillargeon et Kristine Onishi affirment que dès 15 mois, avant même l’apparition du langage, les enfants possèdent la « théorie de l’esprit », cette capacité à attribuer des sentiments et des croyances aux autres.
Ces deux études s’inscrivent dans un courant qui essaie d’identifier les compétences précoces des bébés. La découverte de ces dernières a remis en cause les conceptions de Jean Piaget, qui des années 1930 aux années 1980, dominent la psychologie de l’enfant.
Dans les années 1930, J. Piaget est le premier à considérer le bébé comme un sujet de recherche et à lui attribuer une intelligence. Pour ce psychologue suisse, l’intelligence de l’enfant se développe en interaction avec le milieu : c’est le constructivisme, qui dépasse l’opposition classique entre l’inné et l’acquis, alors très prégnante. Et, surtout, elle évolue du concret vers l’abstrait, par stade. En gravissant les marches, les raisonnements de l’enfant changent et s’améliorent. D’abord, vient le stade sensori-moteur (0-2 ans), où l’enfant construit son intelligence par des activités motrices ; puis le stade des opérations concrètes (2-12 ans) où se mettent en place le raisonnement logique, la notion de nombre, etc. ; enfin, le stade des opérations formelles (12 -16 ans), et principalement du raisonnement hypothético-déductif.
La théorie de J. Piaget, linéaire et cumulative, basée sur les notions d’acquisition et de progrès, reste longtemps la seule. Cependant, assez rapidement, de nombreuses expériences la remettent partiellement en cause. Ainsi, J. Piaget pensait qu’avant 7 ans, l’enfant ne possède pas le sens des nombres. En effet, face à des jetons composant deux lignes de longueur inégale, les enfants jusqu’à 7 ans considèrent qu’« il y a plus de jetons là où c’est plus long ! » – à tort : les jetons peuvent être plus espacés, et donc moins nombreux. En 1967, Tom Bever et Jacques Mehler ont l’idée de remplacer les jetons par des bonbons. Et là, surprise ! Dès 2 ans, les enfants sont en mesure de trouver la bonne réponse. Comme si la gourmandise rendait les bébés mathématiciens…

Des néopiagétiens à l’environnement social

Depuis les années 1980, notamment avec l’essor des sciences cognitives, la théorie piagétienne ne fait plus l’unanimité – J. Piaget lui-même, à la fin des années 1970, cherchait à la nuancer. De nouveaux modèles sont venus la concurrencer : néopiagétiens, évolutionnistes, des compétences précoces, de l’environnement social.
Le courant néopiagétien intègre les concepts de la psychologie cognitive dans les thèses piagétiennes. Notamment, l’optimisation de la mémoire de travail, responsable des opérations mentales complexes, devient l’un des éléments clés du développement. Cependant, ce courant conserve l’idée de stades.
À côté de ce modèle se développe dans les années 1990, un deuxième courant, dit évolutionniste ou dynamique. Pour ses défenseurs, l’intelligence avance de façon continue et irrégulière. Les enfants utilisent de nombreuses stratégies mentales pour résoudre les problèmes, chacune entrant en compétition avec les autres. Le développement cognitif serait pareil « à des vagues qui se chevauchent ». le psychologue français Olivier Houdé voit la pensée de l’enfant comme une « jungle » dans laquelle les stratégies de l’enfant (qui perdurent) et celles de l’adulte (qui apparaissent) se télescopent et se bousculent. Il souligne l’importance d’une capacité ignorée par J. Piaget, celle d’inhiber certaines stratégies non opérationnelles. Cette capacité d’inhibition jouerait un rôle central dans le développement de l’enfant.
Parallèlement, le courant des compétences précoces, on l’a dit, est venu faire voler en éclats la théorie des stades piagétiens. Ses représentants utilisent de nouvelles techniques d’observation des bébés – par exemple, la mesure du temps de fixation du regard du bébé, qui traduit l’intérêt qu’il porte à une situation. Avec cette méthode, la psychologue américaine R. Baillargeon met en évidence en 1985 que dès 3-5 mois (et non à 2 ans comme on le pensait depuis J. Piaget) l’enfant possède la « permanence de l’objet » : il sait qu’un objet continue d’exister même s’il n’est plus dans son champ visuel.
Enfin, un dernier courant, celui de l’environnement social, s’appuie sur les recherches du psychologue russe Lev Vygotski. Pour ce dernier, l’histoire et la culture d’une part, l’environnement social d’autre part, sont essentiels pour le développement cognitif de l’enfant – alors que pour J. Piaget, ils ne sont que marginaux. Très active, la psychologie culturelle de Jerome Bruner essaye, avec succès, de concilier les deux approches.
De ces différents courants de recherches, il ressort que l’intelligence de l’enfant évolue de façon irrégulière, dans une dynamique où interfèrent la mémoire, les émotions, les interactions sociales. Selon O. Houdé, elle avance de « façon biscornue »