À gauche toute ! Les pensées critiques ont toujours le vent en poupe. Avec d’impressionnants succès en librairie de quelques stars, par exemple d’Alain Badiou ou d’Antonio Negri. Avec aussi des positions très enviables dans les prestigieuses universités, notamment américaines à Berkeley pour Judith Butler ou Wendy Brown, à Columbia pour Gayatri Spivak ou à Princeton pour Joan W.Scott… Autre signe de leur vigueur, le grand nombre d’ouvrages récents qui s’attachent à les présenter et à les mettre en perspective. C’est le cas par exemple de la cartographie très complète de Razmig Keucheyan avec Hémisphère gauche, parue chez Zones, actualisée et augmentée en 2013. En témoigne aussi l’ouvrage de Philippe Corcuff Où est passée la critique sociale ? (2012) qui présente de manière accessible les ressources critiques offertes par la philosophie et les sciences sociales en particulier. Sans oublier des ouvrages collectifs tels Émancipation, les métamorphoses de la critique sociale 1, ou des recueils comme Penser à gauche. Figures de la pensée critique aujourd’hui 2, ou Pensées critiques 3.
Indéniablement, ces présentations insistent sur leur importance dans le champ des idées. Elles marquent sans doute aussi la volonté sinon d’unifier, du moins d’articuler un paysage foisonnant, composite et éclaté. Et pour cause. Dans le champ de la pensée radicale, les théories d’un géographe marxiste comme David Harvey côtoient celles beaucoup plus postmodernes d’une féministe postcoloniale comme G. Spivak ou encore celles inclassables et souvent provocatrices d’un Slavoj Zizek. Pas simple de voir la cohérence d’un tel ensemble.
Pour comprendre l’éclatement des pensées critique, il faut revenir en arrière. C’en est fini de l’âge d’or des années 1950-1960 où prospéraient les organisations ouvrières, les groupes gauchistes et où globalement une large partie des intellectuels était à gauche, et même très à gauche. Avec pour apogée 1968 et ses mouvements sociaux qui essaiment dans de nombreux pays, portés par des étudiants mais aussi des ouvriers… Pourtant, dès la fin des années 1970, la contestation connaît un net recul. Plusieurs facteurs plus ou moins liés peuvent l’expliquer : le choc pétrolier de 1973 et la fin des mythiques quoique idéalisées Trente Glorieuses, le recul du mouvement ouvrier et la précarisation de la condition salariale, la crise de l’État social… L’arrivée au pouvoir en 1979 de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne puis de Ronald Reagan en 1980 aux États-Unis ouvre l’ère des politiques néolibérales… La chute du mur de Berlin en 1989 est sans doute le point d’orgue qui semble sonner le glas de ce qui était le paradigme dominant des pensées critiques, à savoir le marxisme, avec pour conséquence, le « recentrement » du champ intellectuel. Une page se tourne qui paraît bien marquer le triomphe du capitalisme. Mais tous n’abdiquent pas et ces temps difficiles pour la gauche radicale conduisent à sa reconfiguration, mais en ordre dispersé.
Des références bigarrées
Il y a d’abord ceux que l’on peut qualifier de « vétérans » : ils ont connu les luttes et les contestations des années 1960-1970. Ce sont pour la plupart d’anciens marxistes, qui vont rebondir, que ce soit pour infléchir, pour réinterpréter, voire inventer de nouvelles lectures du monde. C’est le cas d’Antonio Negri, d’Alain Badiou, d’Étienne Balibar, de Jacques Rancière. Figures de proue pendant l’âge d’or des pensées critiques, ils sont toujours des penseurs qui comptent – beaucoup – dans la pensée critique d’aujourd’hui.
Ont également émergé de nouveaux penseurs aux références bigarrées, cherchant à trouver au-delà du marxisme de nouveaux concepts pour poursuivre la lutte. « Fuir mais en fuyant chercher une arme », disait Gilles Deleuze. Avec une mention spéciale pour la french theory, cette invention américaine de la théorie française 4. J. Butler puise dans la lecture que fait Jacques Derrida du performatif chez John Austin une manière de penser le genre : le genre n’est pas une identité substantielle mais une performance sociale en acte. S. Zizek va mêler des références à Jacques Lacan, Georg Hegel ou à la culture populaire. Plus étonnant encore, les références religieuses nombreuses chez beaucoup, y compris les anciens. Il suffit de songer à A. Badiou se référant à saint Paul pour penser l’universalisme 5, ou à Michael Hardt et A. Negri prenant appui sur saint François d’Assise pour penser la vie joyeuse contre la corruption et la tristesse du pouvoir… « L’hybridation est un produit de la défaite, explique R. Keucheyan, dans Hémisphère gauche. Hier comme aujourd’hui, les tenants d’une théorie vaincue cherchent souvent à l’extérieur de leur tradition des ressources visant à les faire évoluer. »