Nous sommes en Chine, durant l’année 166 de l’ère chrétienne. Plus exactement en la neuvième année de l’ère Yên-bi. Une poignée de voyageurs a demandé audience à l’empereur Houan-ti’, de la dynastie Han. Leur arrivée fait bruisser de curiosité la cour de la capitale Luoyang. Car ils viennent de loin, d’un autre univers pour tout dire. Ils se présentent comme les émissaires du Ta-T’sin, la « Grande Chine » d’Occident. Un empire situé à l’autre extrémité de la Terre ; il serait dirigé par un certain An-Toun, que ses représentants – bien plus probablement marchands que diplomates – appellent pour leur part Marc Aurèle.
La scène semble improbable. Elle est pourtant attestée par les annales chinoises, nous certifie l’historien Jean-Noël Robert dans son livre De Rome à la Chine. À un moment déterminé de l’histoire, les conjonctions géopolitiques ont été telles que l’établissement de liens commerciaux ténus englobant l’ensemble de l’Eurasie a été possible. Quatre décennies plus tard, l’Empire han s’effondre sous les coups de boutoirs des invasions barbares. Reste que durant une brève et faste période, les États romains, kouchans, parthes et chinois ont été en mesure d’assurer aux voyageurs un minimum de sécurité sur les routes qu’ils contrôlaient, garantissant leur interconnexion.
Au tout début de notre ère est déjà mentionnée, dans la Rome de l’empereur Auguste, une ambassade de divers pays orientaux. Parmi eux se trouvent des Seres, terme susceptible de désigner des Chinois. D’Auguste à Marc Aurèle prend place une parenthèse temporelle, qui voit la simultanéité des immenses empires romains et chinois des Han. Ivoire, encens, ambre, chevaux, cornes de rhinocéros, écailles de tortue, verroterie, épices et surtout soie sont échangés de part de d’autre. Ces produits exercent des effets importants sur les économies des deux superpuissances comme des territoires par lesquels transite ce commerce. Par ces axes de l’Ouest sont alors introduits en Chine les légendaires chevaux « à la sueur de sang » du Ferghana (aujourd’hui Ouzbékistan), le raisin, les grenades, les noix, la luzerne et le sésame noir… Au même moment, Pline évoque des marins hardis commerçant la cannelle sur les côtes somaliennes, des Austronésiens que certains devinent originaires d’Indonésie.
Les chevaux à la sueur de sang
L’histoire, dit-on, fut inventée en Grèce. Hérodote, son père présumé, grand voyageur, rédigea une très longue enquête – en grec historia. Il y mêla des éléments ethnographiques à des développements historiques, portant tant sur le monde grec que sur celui des Perses, des Égyptiens ou des Phéniciens. Porté aux nues à la Renaissance, son ouvrage a servi de modèle à l’historiographie occidentale. L’helléniste Jacqueline de Romilly disait de cette œuvre qu’elle « conduit de l’anecdote édifiante à l'analyse politique ».
Dommage, suggère Jack Goody, que le travail d’Hérodote ait été ensuite dévoyé. Il portait une curiosité sur les autres sans s’encombrer de préjugés. Plutarque, parrain du genre historique de la biographie, trouvait pour sa part l’ouvrage d’Hérodote trop favorable aux points de vue des Barbares. C’est dire si l’histoire que nous connaissons aujourd’hui résulte d’une pratique humaine : parfois soumise aux impératifs politiques du moment de sa rédaction, toujours conditionnée par l’état des connaissances de ceux qui la rédigent, elle a souvent visé à expliquer le présent par le passé. D’où la thèse répercutée par J. Goody dans Le Vol de l’histoire : l’histoire mondiale, rédigée en Europe au XIXe siècle, était destinée à comprendre pourquoi l’Europe dominait le monde. Elle est téléologique, dans la mesure où ses auteurs l’ont conçue dans l’intention d’expliquer par le passé un état de fait présent.