Louis-Jean Calvet est linguiste. Il a écrit de nombreux ouvrages dont Linguistique et colonialisme (2002) ou La Méditerranée. Mer de nos langues (2016). À travers son dernier ouvrage, Les Langues : quel avenir ? Les effets linguistiques de la mondialisation, il analyse la situation des langues dans un monde globalisé.
Depuis vos premiers travaux dans les années 1970, vous avez toujours étudié les liens très étroits entre pouvoir et langue. Vous êtes l’inventeur du terme « glottophagie ». Pouvez-vous l’expliciter ?
J’avais bien sûr forgé ce mot sur le modèle d’anthropophagie : la glottophagie est le fait de « manger » des langues. Le titre de la traduction allemande de mon livre est d’ailleurs plus explicite : Die Sprachenfresser, « les bouffeurs de langue ». Je voulais désigner par là le fait que l’entreprise coloniale, pour asseoir sa supériorité supposée sur l’autre, avait besoin de le nier, en particulier de nier sa langue, de la déglutir pour la dégurgiter ensuite, en la qualifiant de dialecte ou de patois, voire de la faire disparaître. Disons que j’analysais la colonisation du point de vue des langues, des rapports entre les langues des colonisateurs et celles des colonisés. Mais si j’avais été juriste, j’aurais pu faire le même travail à propos des lois, ou des croyances si j’avais été spécialiste des religions. Dans tous les cas, en effet, le discours colonial, l’idéologie coloniale, convertissaient la différence en infériorité.
Cette notion fonctionne-t-elle toujours aujourd’hui ?
Il me semble d’abord qu’elle garde une pertinence scientifique, car elle explique parfaitement l’histoire des langues en France. Il suffit de relire le rapport de l’abbé Grégoire devant la Convention, en juin 1794 : il considère tout ce qu’on parle en France, à l’exception du français, comme des patois qu’il faut détruire. Il les considère comme des « idiomes dégénérés », « pauvres », à remplacer de toute urgence par le français. On a assisté au même phénomène face aux langues indiennes, au Nord comme au Sud du continent américain, et aujourd’hui en Chine, où l’on continue à appeler « dialectes » les langues chinoises autres que le mandarin. Peut-être d’ailleurs verrons-nous bientôt la même chose dans les rapports entre l’anglais et les autres grandes langues du monde.