« Ce qui est sauvage, plein de désordre et de querelle, la lyre d’Apollon l’adoucit et l’apaise », entend-on dans Alceste d’Euripide. Ses sons prodigieux peuvent inspirer les chants de la nature et même déplacer les pierres. Mais Apollon est un dieu et les pouvoirs divins ne nous disent rien de ceux de la musique des humains – musique qu’ils semblent avoir inventée largement avant le panthéon grec.
À quand faire remonter l’apparition d’Homo musicus ? Difficile à dire. On sait seulement que les plus vieux instruments de musique connus, des flûtes façonnées dans de l’os ou de l’ivoire, ont environ 35 000 à 40 000 ans, soit à peu près le même âge que les plus anciennes peintures pariétales et sculptures découvertes à ce jour. L’homme de Cro-Magnon, déjà, non seulement peignait et sculptait mais faisait de la musique. Impossible pour autant de rapporter à une période précise du Paléolithique l’« invention » de l’art en général et de la musique en particulier. D’autant que l’expression musicale n’impose pas le recours à des instruments spécifiques susceptibles de parvenir jusqu’à nous : elle peut passer par le chant ou la percussion rythmique d’objets quelconques.
Si l’on se réfère à l’Antiquité, on sait que la région de Sumer, comprenant les vallées du Tigre et de l’Euphrate, a été le berceau de l’une des plus anciennes civilisations connues. Notre connaissance de la musique sumérienne est étayée par des représentations sur divers supports, tels que des tablettes de terre cuite ou des bas-reliefs de pierre. Témoin précieux de cette époque, une empreinte de sceau datant de la seconde moitié du 4e millénaire avant Jésus-Christ montre des musiciens jouant d’instruments divers : harpe, tambour à membrane et cornes courbées.
Quelle que soit la manière – sans doute très progressive – dont est apparue et s’est développée sa pratique, jusqu’à ses déclinaisons les plus sophistiquées, la musique s’est clairement affirmée comme une forme universelle d’expression, non sans de multiples variantes à la surface du globe. L’invention du disque au 19e siècle a même permis à Homo sapiens de s’affranchir de la présence d’instrumentistes à proximité pour en jouir sur toute la planète. Mais comment la musique a-t-elle pu s’imposer à ce point alors qu’elle ne présente a priori, qu’il s’agisse d’en jouer ou seulement d’en écouter, aucun avantage adaptatif évident pour notre espèce ?
Utile, la musique ?
Une question de nature à interpeller Charles Darwin lui-même qui, dans La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle (1891), écrit : « On admet que, chez l’homme, le chant est la base ou l’origine de la musique instrumentale. L’aptitude à produire des notes musicales, la jouissance qu’elles procurent, n’étant d’aucune utilité directe dans les habitudes ordinaires de la vie, nous pouvons ranger ces facultés parmi les plus mystérieuses dont l’homme soit doué. » Avant d’avancer plus loin qu’il n’y a « rien d’improbable à soutenir que les ancêtres de l’homme, mâles ou femelles, ou tous deux, avant d’avoir acquis la faculté d’exprimer leurs tendres sentiments en langage articulé, aient cherché à se charmer l’un l’autre au moyen de notes musicales et d’un rythme ». Charming, isn’t it ? Une trentaine d’années plus tard, Marcel Proust rejoint peu ou prou Darwin lorsqu’il écrit dans La Prisonnière, le cinquième tome d’À la recherche du temps perdu : « La musique est peut-être l’exemple unique de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées – la communication des âmes. »
« On peut au moyen de la musique, disent les annales chinoises, faire descendre le ciel sur la terre », écrit aussi un Darwin décidément lyrique. « Autant que la littérature, la musique peut déterminer un bouleversement, un renversement émotif, une tristesse ou une extase absolues […] », considère Michel Houellebecq dans Soumission (2015). Que fait donc la musique au cerveau qui la rend si prégnante ? La neurobiologie permet de lever une partie du mystère… Une partie seulement.
Prenons les choses à l’origine : on sait que les sons musicaux font vibrer le tympan, vibration transmise par les osselets de l’oreille moyenne à une partie de l’oreille interne : la cochlée. Au niveau de cette structure, la mobilisation des cils de cellules particulières est à l’origine de signaux électriques qui participent à l’encodage de la stimulation sonore. Le message nerveux auditif est alors transmis, via plusieurs relais, au cortex temporal, situé comme son nom l’indique au niveau des tempes (le cortex est la fine pellicule de matière grise recouvrant les hémisphères cérébraux). On considère que c’est l’activité intégrative des neurones (cellules nerveuses) du cortex temporal droit qui permet de percevoir la musique.
Reste que le cortex auditif n’est que l’une des multiples zones activées par l’écoute musicale. Des structures situées dans les profondeurs du cerveau sont également sollicitées. C’est en particulier le cas de l’amygdale, zone clef des émotions, ou encore de noyaux cérébraux impliqués dans le plaisir.