Comment circulent les idées ? Rencontre avec Robert Darnton

Robert Darnton reconstitue l’itinéraire d’un commis voyageur suisse dans les librairies de la France entière. Ce faisant, il montre comment la diffusion des idées s’intensifie à la veille de la Révolution.


C. Hélie/Gallimard> Robert Darnton

Historien spécialiste des Lumières. Dernier ouvrage paru : Un tour de France littéraire. Le monde du livre à la veille de la Révolution, trad. fr. Jean-François Sené, Gallimard, 2018.


En 1778, un nommé Jean-François Favarger quitte Neuchâtel, en Suisse, pour entreprendre un tour de France. Dans votre dernier livre, qui s’attache à suivre les pas de ce Monsieur, vous dites que Favarger était un agent des Lumières. Quel métier exerçait-il ?

Il était commis voyageur. Il a passé cinq mois à cheval. Il a traversé les deux tiers de la France en visitant toutes les librairies sur son chemin. Le but de son voyage, qui se devine à travers ses registres de compte et ses échanges épistolaires avec son patron, était évidemment de vendre des livres, mais aussi de sonder la demande de littérature. Il lui fallait se faire une idée de la solidité des libraires, un monde assez balzacien, où beaucoup de libraires ne payaient pas leurs commandes, de nombreux colporteurs disparaissaient du jour au lendemain.

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Dans cet univers dynamique mais instable, Favarger représentait les intérêts de la STN, une grande maison d’édition située hors du royaume de France. Elle fabriquait des livres, de toute sorte ; beaucoup d’ouvrages des Lumières.

Pourquoi cette maison d’édition se vouait-elle à vendre des livres en France depuis l’étranger ?

Il y avait une véritable guerre commerciale, qui opposait la communauté des libraires et des imprimeurs de Paris aux maisons d’édition en province. À l’époque dont nous parlons, l’État a renforcé le monopole des Parisiens. Cela a détruit l’édition à Lyon, qui était capitale de l’imprimerie depuis le 16e siècle, comme à Rouen et ailleurs, alors même que le marché du livre connaissait une croissance forte. Pour échapper à ce monopole, les libraires de province achetaient à l’étranger. Il y avait ce que j’appelle un croissant fertile de maisons d’édition qui bordait toute la frontière nord de la France, d’Amsterdam à Bruxelles, en passant par Bâle et Genève, et qui faisait de très bonnes affaires.

Car entre la communauté des libraires et des imprimeurs de Paris, la censure et les inspecteurs de la Librairie, en charge de la répression de la contrebande des livres, il y avait place pour des ventes légales comme pour de la contrebande. Il faut comprendre que les libraires recevaient des « balles » de feuilles imprimées et assemblaient les livres à partir de ces feuilles. La frontière de ce qui était licite ou pas était floue, variait selon les autorités, et les imprimeurs eux-mêmes mélangeaient les feuilles dans les balles. On pouvait ainsi faire voyager des livres interdits, enrobés d’écrits anodins, dans les paquets.

Vous décrivez un univers étonnant, sur lequel plane l’ombre de la Ferme générale…

La Ferme générale était une corporation privée, une véritable armée qui administrait le service des douanes et détenait le monopole du contrôle des frontières pour l’État français. Elle faisait ce travail avec une certaine sévérité, mais elle n’intervenait pas dans le contenu des livres. Elle luttait contre la contrebande.