D’où vient l’hypothèse d’un lien étroit entre émotion et cognition ? L’origine récente est sans doute à rechercher dans les travaux de William James, père de la psychologie américaine, pour qui une émotion est la perception des changements corporels lors de l’émotion (6). C’est ainsi que nous révélons et faisons l’expérience des émotions à travers le corps. Par exemple, la peur est notamment liée à une augmentation du rythme cardiaque. Antonio Damasio, neurologue et chercheur au département de neurologie de l’université de l’Iowa, a repris et étendu cette idée pour énoncer sa théorie des marqueurs somatiques, selon laquelle chacune de nos décisions dépend du souvenir d’une décision antérieure, qui contient des composantes somatiques et émotionnelles (7). Le cerveau réveille ce souvenir marqué de manière plus ou moins consciente, grâce à l’empreinte qu’il avait laissée dans le corps. Certaines personnes ne vous irritent-elles pas pour une simple raison viscérale ?
Pas de raison, pensée ou cognition sans émotion
Depuis W. James et A. Damasio, il n’est donc plus possible de concevoir le cerveau sans le corps ni, du même coup, la raison, la pensée ou la cognition sans émotion. Certains intellectuels invitent d’ailleurs l’esprit à dialoguer avec le corps (8). C’est sur ce principe d’interrelation qu’ont été élaborés les premiers détecteurs de mensonge « corporels » qui sont sur le point de devenir « neurologiques », par l’enregistrement de l’activité directe de nos neurones. Dans nos relations sociales, c’est sur le visage, sur lequel on émet des signes distinctifs, que la réponse du corps est principalement visible, à travers les expressions faciales. Paul Ekman, spécialiste mondial des visages, s’inscrit dans la perspective évolutionniste de Charles Darwin selon laquelle des changements physiologiques distincts se produisent pour préparer l’organisme à répondre de manière appropriée, par exemple, le flux sanguin au niveau des mains qui augmente pendant la colère, comme une réponse anticipative au combat (9). La perspective multicomponentielle, plus récente, considère l’émotion comme constituée d’un ensemble de composantes. C’est dans cette perspective que s’inscrivent généralement les théories de type appraisal (ou d’évaluation), soutenues notamment par Klaus Scherer (10) et Nico Frijda (11).
NOTES
(1) D. Goleman, L’Intelligence émotionnelle. Comment transformer ses émotions en intelligence, Robert Laffont, 2 vol., 1999.
(2) P. Vuilleumier, « How brains beware: Neural mechanisms of emotional attention », Trends in Cognitive Sciences, vol. IX, n° 12, décembre 2005.
(3) K. LaBar et R. Cabeza, « Cognitive neuroscience of emotional memory », Nature Reviews Neuroscience, vol. VII, n° 1, janvier 2006.
(4) G. Loewenstein et J. Lerner, « The role of affect in decision making », in R.J. Davidson, K. Scherer et H. Hill Goldsmith (dir.), Handbook of Affective Sciences, Oxford University Press, 2003.
(5) Voir N. Frijda, The Laws of Emotion, Lawrence Erlbaum Associates, 2007.
(6) W. James, « What is an emotion ? », Mind, vol. IX, 1884.
(7) A. Damasio, L’Erreur de Descartes. La raison des émotions, Odile Jacob, rééd. 2006.
(8) D. Goleman, Quand l’esprit dialogue avec le corps, Guy Tredaniel, 1997.
(9) P. Ekman, « Basic emotions », in T. Dalgleish et M. Power, Handbook of Cognition and Emotion, Wiley, 1999.
(10) K. Scherer, A. Schorr et T. Johnstone (dir.), Appraisal Processes in Emotion: Theory, methods, research, Oxford University Press, 2001.
(11) Voir « Envahi par l’émotion », rencontre avec N. Frijda, Sciences Humaines, n° 141, août-septembre 2003.