Culture,valeurs, tous postmodernes ?

La globalisation de l'économie et de la communication va-t-elle unifier les cultures ? Les valeurs de tolérance et de rationalité se développent dans les pays riches, mais les valeurs traditionnelles résistent étonnamment dans les pays pauvres.

Samuel Huntington, politologue de grand renom, publiait en novembre 1993 dans la prestigieuse revue Foreign Affairs un article intitulé « The clash of civilisations », promis à une notoriété sans précédent. L'auteur y soutenait que les différences entre les aires culturelles sont profondes. S'appuyant sur la tradition de penseurs comme Oswald Spengler, Arnold Toynbee et Fernand Braudel, il postulait la persistance de civilisations, qui constituaient les plus grandes sphères d'identification politiques possibles pour les individus. S. Huntington a défini dans ses écrits 1 l'existence de six à huit civilisations fondamentales, dont certaines ont une réalité problématique : les civilisations japonaise, chinoise, hindoue, musulmane, occidentale (subdivisée en plusieurs « sous-civilisations »), latino-américaine et africaine. Ces civilisations se définissent pour lui en dernier ressort par la religion.

La thèse du choc des civilisations de S. Huntington, contrairement à ce que de nombreuses critiques ont estimé, n'est pas une pure description de la réalité. Elle a été conçue comme un cadre de pensée (un paradigme au sens de la théorie des relations internationales) dont le but est d'interpréter le monde de l'après-guerre froide. Elle permet alors au politologue de donner sens aux faits économiques et politiques qu'il veut interpréter, c'est-à-dire selon lui les deux tendances majeures de ce début de siècle :

- L'équilibre de la puissance est en train de basculer de l'Occident à l'Asie, en raison de l'émergence de l'économie chinoise et de la croissance démographique des populations musulmanes.

- A la fin du xxe et durant les premières décennies du xxie siècle, l'identité et les communautés constituent les thèmes de mobilisation politiques majeurs. La religion et la nostalgie du passé semblent prévaloir sur les conceptions scientifiques, la rationalité, le progrès ou l'utopie révolutionnaire.

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Et si Huntington avait raison ?

Compte tenu de la persistance des civilisations comme cadre d'identification, de solidarité et surtout de puissance et d'affrontements à venir, ces deux tendances représenteraient un défi formidable au système international actuel. La thèse de S. Huntington a généré, depuis sa première formulation en 1993, un nombre considérable de réactions. Elle est d'ailleurs particulièrement combattue en France. Les experts français des relations internationales, anthropologues et sociologues contestent l'idée d'un « Yalta culturel », c'est-à-dire la thèse huntingtonienne d'un équilibre de puissance entre civilisations fondées sur la religion.

Les écrits de S. Huntington sur la persistance des civilisations/cultures et valeurs traditionnelles se réfèrent à des traditions historiques et sociologiques postulant que des traits culturels qui ont persisté sur de longues périodes exercent un impact important sur les performances économiques et politiques des sociétés. Il existe a contrario une autre vision, dite thèse de la modernisation, apparemment incompatible avec le postulat d'une persistance des formes civilisationnelles. De Max Weber à Daniel Bell, ce second courant soutient que le développement économique s'accompagne d'une érosion des valeurs traditionnelles liées à la religion, et que l'histoire contemporaine depuis deux siècles peut être vue comme un processus de déclin de la religion et des valeurs morales traditionnelles (la sécularisation). L'un des représentants contemporains les plus prestigieux du courant de la modernité, le sociologue américain Ronald Inglehart, a récemment souligné l'évolution cohérente des systèmes de valeurs vers un modèle rationnel et « postmoderne » 2. Celui-ci s'incarne aujourd'hui particulièrement dans les valeurs et les modes de vie des pays scandinaves, caractérisés par la tolérance, la valorisation de l'individu, la confiance en autrui, etc.

Cependant, et c'est là un point nodal, alors que de son propre aveu il ne s'y attendait pas, R. Inglehart soutient que ses travaux confirment la thèse de S. Huntington : la persistance de civilisations, soudées par leur héritage historique et, en particulier, religieux. C'est la première fois que la thèse du choc des civilisations, soumise à une vérification empirique, se trouve en partie validée. L'Enquête mondiale sur les valeurs, qui a servi de fil directeur à l'étude de R. Inglehart, montre que les configurations culturelles se révèlent étonnamment résistantes et cohérentes. Pour le sociologue, il existe deux grandes dimensions d'évolution des valeurs dans le monde contemporain :

- La première dimension est celle du passage des valeurs traditionnelles (autorité patriarcale, poids des institutions religieuses) aux valeurs « rationnelles-légales » et séculières (laïcité, respect de l'autorité administrative et étatique).

- La seconde dimension est celle du passage de valeurs de pénurie et de nécessité, liées à des sociétés où domine la pauvreté, aux valeurs d'autoréalisation, d'expression et de bien-être que privilégient notamment les sociétés les plus riches d'Europe du Nord. Cette dimension correspond au degré de richesse des sociétés.

Le positionnement des sociétés nationales suivant ces deux dimensions permet au sociologue de les classer selon quatre types :

- les sociétés de type traditionnel où les individus privilégient la religion, les valeurs familiales, favorisent les familles nombreuses, privilégient le conformisme et réfutent l'individualisme, etc. C'est notamment le cas des pays de l'aire islamique comme le Bangladesh, de pays d'Afrique comme le Nigeria ou le Ghana ;

- les sociétés de valeurs rationnelles préfèrent l'individualisme et le contrôle des naissances, sont sécularisées et reconnaissent l'autorité de l'Etat (l'Allemagne, dans ses deux composantes de l'Est et de l'Ouest, en est l'archétype) ;

- les sociétés qui privilégient des valeurs de pénurie où les individus ne se sentent pas heureux, sont plutôt intolérants, peu favorables à l'égalité des sexes et ont peu confiance dans les autres, mais placent de grands espoirs dans la science et privilégient des valeurs matérialistes (la Moldavie, l'Ukraine, et de manière générale les pays ex-communistes fortement scolarisés où l'idéologie scientifique fut prégnante se retrouvent dans cette configuration de valeurs) ;