Plus de dix ans après sa signature, l'accord Acap 2000 (Accord sur la conduite de l'activité professionnelle) dans la sidérurgie fournit une bonne illustration de la conversion qui s'est produite des ouvriers en « opérateurs ». Cet accord a été porteur d'une nouvelle doctrine, la « logique compétence », qui visait à rompre avec celle des postes pour résoudre les problèmes soulevés par la fin du système des préretraites.
Les syndicats (à l'exception de la CGT) ont signé l'accord au niveau national, dans la mesure où la « compétence » permettait d'ouvrir des perspectives d'évolution malgré le maintien en activité des salariés de plus de 50 ans : il s'agissait de faire reconnaître les compétences acquises et mobilisées dans le travail et de garantir la continuité des carrières salariales. Les directions de site, de leur côté, ont souhaité utiliser l'accord comme un levier de modernisation du travail ouvrier au sein des ateliers. L'enjeu était, pour elles, de renforcer les opportunités de formation, mais également de diffuser une nouvelle culture de « conduite de l'activité professionnelle ». Certaines ont été jusqu'à annoncer qu'elles souhaitaient transformer l'ouvrier en « partenaire », responsable, dans un « esprit de copropriété », de l'outil industriel qui serait devenu un « patrimoine commun ».
D'une manière générale, en France, contrairement aux pays anglo-saxons, la gestion des compétences vise tout particulièrement les populations ouvrières 1, qui se voient proposer une nouvelle définition de la qualité du travail en termes d'autonomie et d'initiative. Ainsi dans la sidérurgie, le travail ouvrier ne doit plus se réduire à la maîtrise technique d'un poste, mais suppose une participation plus large à la bonne marche de l'atelier. Prenant appui sur un « idéal de fluidité » 2, le discours sur la compétence vise à renforcer la responsabilité des opérateurs face aux installations et à développer de nouvelles formes de coopération. A l'arrivée, le nouvel opérateur dispose de ressources de négociation renforcées, qui exigent de lui une réflexivité croissante sur ses propres pratiques.
Mais on peut aussi considérer que la mise en oeuvre de la logique compétence, dans laquelle s'inscrit la figure de l'opérateur, conduit à une normalisation des métiers de l'entreprise qui prend appui sur un véritable « dispositif », au sens où l'entendait Michel Foucault. Si les ouvriers ont dû apprendre à composer avec cette nouvelle donne, il reste alors à se demander si leur subordination dans le travail s'en trouve allégée...
Responsabilité et polyvalence
La logique compétence n'est pas réductible à un voile idéologique trompeur, elle a produit des transformations bien réelles. Elle a permis, par exemple, d'élever le niveau de qualification des ouvriers. En effet, les exigences pour la tenue des postes se sont accrues. Les postes les moins qualifiés n'ont pas disparu mais ont été intégrés à des emplois plus larges, définis en termes de « métier » par agrégation des postes d'un même atelier. La polyvalence est devenue une nouvelle norme de référence pour la tenue des emplois - et n'a plus à être payée en tant que telle. De plus, au nom d'un principe de responsabilité, l'ouvrier, rebaptisé opérateur, ne peut plus se contenter de mobiliser des compétences techniques, il doit en élargir le spectre et se préoccuper de la dimension économique, relationnelle, sécuritaire de son emploi. La validation de ses compétences par la hiérarchie doit, ensuite, lui permettre d'accéder à une promotion. L'évaluation du travail ouvrier s'est ainsi généralisée au nom d'une meilleure prise en compte des contributions individuelles et en faveur d'une différenciation affichée des salaires en fonction d'un « coefficient personnel ».