Le terme « schamanisme » fait son entrée dans la science occidentale en 1776 sous la plume de Johann Gottlieb Georgi. Ce savant allemand entend alors décrire ce qu’il pense avoir été la « religion » commune des divers peuples autochtones de Sibérie, avant sa décadence et sa fragmentation. Il s’efforce de la reconstituer en lui attribuant des dogmes et un clergé, sur le modèle du bouddhisme et du christianisme. Cette idée de recréation d’un chamanisme originel reste tenace aujourd’hui en Occident, comme en témoigne le core shamanism que certains auteurs ont imaginé en mélangeant des éléments amazoniens, sibériens et africains.
En russe et dans les langues autochtones de Sibérie, les termes équivalents à notre « chamanisme » désignent plutôt une pratique rituelle menée par un spécialiste, le ou la chamane, qui chante et s’agite pour invoquer des esprits. Le chamanisme est avant tout un mode d’agir sur le monde dans ses dimensions invisibles. Il implique une division du travail, entre un individu capable de percevoir l’invisible et d’entrer en contact avec lui, et des gens dont les compétences sont plus limitées. Les notions de doctrine sur le monde ou de sagesse naturelle en sont absentes. Chaque chamane a sa vision et son expérience, il constitue son panthéon particulier et ses techniques rituelles tirées de ses rencontres, ses rêves et ses visions depuis son enfance.
Les chamanes sibériens perçoivent des entités subjectives invisibles : dans le feu, ils voient la chevelure d’une femme-esprit ; sur la montagne, ils discernent le galop d’un cavalier maître des lieux ; dans la maladie, ils diagnostiquent les ravages des démons ; et en chaque individu, ils identifient une ou plusieurs âmes. Ils engagent des relations directes avec ces entités invisibles en leur adressant des chants, des louanges ou des insultes, en négociant avec elles, en les flattant, en les avalant ou en les frappant.