Dépasser le capitalisme

Si le rêve d’abolir le capitalisme s’éloigne, l’espoir d’une économie plurielle qui rééquilibrerait les forces en présence et réorienterait l’économie reste possible. Et nécessaire.

On connaît la célèbre phrase d’Adam Smith, qui figure dans les premières pages de La Richesse des nations (1776), sur « la disposition des hommes à trafiquer et à échanger ». C’est, ajoute-t-il, ce « penchant universel » qui engendre le marché, source de la richesse des nations. Le capitalisme serait-il en quelque sorte inhérent à la nature humaine, comme semble le suggérer « le père fondateur de l’analyse économique » ? Ou ne s’agirait-il que d’une étape transitoire vers autre chose de bien différent dont on ne connaît pas encore le visage, mais qui se dessinerait en contrepoint à partir des impasses, des frustrations ou des contradictions auxquelles se heurte le capitalisme ?

Un ordre fruit de Dieu… ou de l’évolution

Bien sûr, dans son livre, Smith ne parle pas du capitalisme, tout simplement parce que, au moment où il écrit, le terme n’existe pas encore (selon Le Robert, il serait apparu en 1783). Mais, s’il se préoccupe de ce qui fait « la richesse des nations », c’est qu’il estime qu’une voie y conduit, et cette voie, c’est l’économie de marché qui s’appuie sur la propriété privée, l’intérêt personnel et la concurrence. Trois des piliers d’un système que, près d’un siècle plus tard, Marx caractérisera comme étant celui du capitalisme, un système qu’il estime transitoire, voué à s’effondrer sous le poids de ses contradictions et de la révolte des « damnés de l’histoire ». Mais d’autres, dans la lignée de Smith, l’analysent comme étant issu d’une longue suite d’essais et d’erreurs qui ont permis de sélectionner une souche économique plus résistante et plus prometteuse que toute autre. Frédéric Bastiat, en 1850, y vit même une création divine. Plus par aveuglement que par cynisme, les dernières pages de ses Harmonies économiques, achevées peu de temps avant sa mort, soulignent la perfection d’un système économique qui, loin d’être « un accident dans la création (…), occupe sa place dans l’universel arrangement des choses ».

Au moins, le prix Nobel d’économie 1 1974, Friedrich Hayek, dans Le Mirage de la justice sociale (1976) ne mêle pas religion et économie. Dans une perspective bien plus darwinienne, il voit l’économie comme issue d’une longue histoire au cours de laquelle, par essais et erreurs, les hommes ont été amenés à faire le tri entre ce qui marche et ce qui ne marche pas : le résultat, c’est cet « ordre spontané » qu’est le capitalisme, créé par la « société ouverte ». Certes, cette construction s’est faite à tâtons, les hommes finissant par sélectionner les meilleures réponses. Même ceux qui ont expérimenté les impasses – par exemple les expériences socialistes – ont permis à l’humanité tout entière d’avancer, en indiquant les voies à ne pas suivre : « C’est uniquement parce que d’innombrables autres personnes supportent de voir leurs raisonnables espérances déçues que tout le monde a le haut niveau de revenu atteint de nos jours. » Dans la même lignée, on peut citer Robert Fogel (1926-2013) et Douglass North (1920-2015), deux économistes américains auxquels a également été attribué le prix Nobel d’économie en 1993 pour leurs travaux historiques. Pour eux, au fur et à mesure que les sociétés humaines se sont heurtées à des obstacles dans leurs désirs d’améliorer leurs conditions de vie, les « coalitions dominantes » (les chefs et leurs soutiens) ont inventé des institutions – droit de propriété, impôts, justice, éducation… – pour tenter de franchir les obstacles en question. Seules auraient survécu les institutions les plus efficaces, et c’est ainsi que le capitalisme serait né par filiation et évolution à partir d’un « État naturel 2 », coalition dominante cherchant à maintenir son pouvoir par d’autres voies que la seule violence. Le capitalisme, s’il doit son visage actuel à la création de la société anonyme (dernier tiers du 19e siècle), plonge ses racines bien plus profondément dans l’histoire humaine. Dans ces conditions, il ne peut y avoir d’après-capitalisme, mais seulement des adaptations d’un système qui a fait ses preuves. L’effondrement du « socialisme réellement existant » a conforté cette thèse : quand bien même apparaîtrait-il comme injuste, le capitalisme n’a ni concurrent ni successeur, seulement des évolutions à venir.