Derek Bickerton - L'hypothèse du protolangage

L’homme aurait-il parlé « pidgin » avant de pouvoir faire des phrases ?

Après une longue carrière riche en thèses originales et en vives controverses, Derek Bickerton a atteint ses 90 ans en 2016 après avoir encore publié une synthèse de ses recherches en 2014 1. Il a deux qualités qui font les grands linguistes : il est d’abord un homme de terrain, d’abord à Surinam (ex-Guyane néerlandaise) où il a enseigné la linguistique au milieu des années 1960, puis à Hawaï où il a exercé pendant vingt-huit ans. Sa principale théorie, qui a soulevé un vaste débat, est le « bioprogramme », élaboré à partir de ses observations sur la transition générationnelle entre les pidgins et les langues créoles. Les pidgins sont des parlers hybrides et limités à un lexique minimal dénué de grammaire, pratiqués notamment jusqu’au 19e siècle par les victimes de la traite négrière qu’il a étudié à Surinam et plus tard par les migrants économiques et les réfugiés politiques (observés à Hawaï). Les créoles sont des idiomes de seconde génération qui se sont normalisés, dont le vocabulaire s’est étendu et qui ont acquis des régularités grammaticales.

L’émergence du langage moderne

L’hypothèse du bioprogramme 2, esquissée en 1981 et soumise à la communauté scientifique en 1984 3, suggère que les langues créoles prennent leur origine en une seule génération chez les enfants de parents déplacés ou immigrés, à partir d’un apport dénué de structures (le pidgin de leurs parents). Selon Bickerton, ces créoles représentent la grammaire universelle sous une forme plus pure que le font les langues dotées d’un développement historique, parce que ces enfants, n’ayant plus accès à la langue première de leurs parents, sont forcés de faire appel à des formes universelles de représentations du sens pour bâtir leurs énoncés. L’objectif de Bickerton, exposé dans deux ouvrages en 1996 et 2009 4, est de bâtir un modèle plausible de la faculté de langage et de son émergence en tirant parti de trois sources : 1) ses propres observations sur la « créolisation », c’est-à-dire la normalisation des pidgins en langues de communication, 2) les acquis empiriques de la grammaire générative et 3) l’état actuel des connaissances sur l’évolution biologique et neurologique de l’espèce humaine.