Dominique Desjeux : « J'ai une lecture très énergétique de la consommation »

Analyser la consommation peut se faire à bien des niveaux : social, économique, anthropologique… L'anthropologue Dominique Desjeux montre comment ces approches et différents niveaux d’analyses peuvent se conjuguer.

Vous êtes anthropologue de la consommation. Qu’est-ce qui caractérise votre approche par rapport à des sociologues ou des économistes ?

Dans mon travail d’enquêtes anthropologiques, la consommation est abordée comme un analyseur de la société. J’essaie de la comprendre comme un immense système d’actions qui va de la production à la consommation en passant par la distribution et la remise en circulation de certains biens. Je ne pars pas des individus comme le font les psychologues ou les marketeurs. Je ne considère pas la consommation comme un moyen de destruction de biens, comme le théorise une partie des économistes. Je pars des jeux d’acteurs sous contrainte de situation pour comprendre comment ils décident, changent, protestent ou consomment.

Il n’y a évidemment pas une approche qui est meilleure qu’une autre. Tout dépend de l’angle d’observation et du problème que l’on se pose. L’erreur est de croire que l’angle que l’on a choisi est le meilleur ou qu’il englobe tout. Avec mon angle d’approche, l’effet de situation sous contrainte est le facteur explicatif central du jeu des acteurs.

Vous insistez beaucoup dans vos travaux sur la notion de contrainte. Qu’est-ce au juste que la théorie des contraintes sociales ?

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L’approche par les contraintes me vient de ma première formation en sociologie des organisations, auprès de Michel Crozier et Erhard Friedberg entre 1969 et 1971. J’ai transposé ce que j’avais observé dans les grandes organisations industrielles et publiques au fonctionnement de la famille et des marchés analysés comme des jeux d’acteurs, dans les sociétés urbaines. Tous les acteurs jouent, mais ils n’ont pas tous les mêmes atouts. Ils ont des marges de manœuvre plus ou moins grandes. Certains gagnent plus souvent que d’autres.

Dans ce modèle, l’action collective ne s’explique pas par les valeurs ou le sens. Lorsqu’ils agissent, les acteurs suivent ce que les taoïstes appellent le « shi », à savoir le cours des choses. Autrement dit, les contraintes expliquent le passage à l’action et non la façon dont on agit. C’est ce que j’ai appelé dans mon dernier livre, Le Marché des dieux, « l’anthropologie stratégique ». Il me semble qu’il existe un lien inattendu entre l’analyse stratégique de la sociologie des organisations, l’approche anthropologique par les contraintes matérielles, sociales et culturelles, et le taoïsme pour lequel l’effet de situation est central. Si la situation change, les contraintes évoluent et les pratiques de consommation, économes ou non, changent. Les valeurs peuvent rester stables un certain temps, tant que la « dissonance cognitive » entre les valeurs et les pratiques n’est pas trop forte. Cet écart entre valeurs et contraintes s’explique par les contraintes.