DSM et big pharma : le grand complot ?

La psychiatrie américaine et l’industrie pharmaceutique travaillent-elles main dans la main pour fabriquer des maladies mentales ? Et écouler des médicaments au mieux inefficaces, au pire dangereux ?

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Joseph Biederman, Timothy Edwin et Thomas Spencer étaient trois chercheurs en psychiatrie extrêmement réputés, grands spécialistes des troubles psychiatriques chez l’enfant, tous trois rattachés à la prestigieuse faculté de médecine de Harvard aux États-Unis, jusqu’à ce que leur réputation fût irrémédiablement entachée en 2008 quand furent révélés les considérables liens d’intérêts qu’ils avaient contractés avec l’industrie pharmaceutique. Le cas de J. Biederman retint tout spécialement l’attention du public : il n’avait déclaré qu’une toute petite partie du 1,6 million de dollars que plusieurs laboratoires pharmaceutiques lui avaient versé entre 2000 et 2007.

Des épidémies reposant sur du vent ?

Derrière un scandale hélas assez banal et représentatif de la corruption et de la tricherie qui affectent l’économie des médicaments (comme elles affectent en général tout marché juteux), plusieurs questions se sont posées. La plus pressante était de savoir si l’on devait tenir J. Biederman pour personnellement responsable de l’augmentation spectaculaire, au tournant des années 2000, du nombre de troubles bipolaires chez les enfants américains. Est-il imaginable qu’un médecin, par sa seule autorité scientifique, puisse parvenir à élargir les critères d’une maladie ? Pour sûr, un individu à lui seul, fût-il très influent, ne saurait tromper la communauté scientifique tout entière. Mais le fait que J. Biederman, parmi ses très nombreuses affiliations et responsabilités académiques, fut en 1989 membre du comité de révision du DSM-IV (la quatrième version du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’Association psychiatrique américaine) eut de quoi intriguer. Car c’est dans le DSM, qui sert de classification de référence pour les psychiatres américains, que se décident les critères spécifiques pour chacun des troubles mentaux officiellement reconnus. Ajoutez ou supprimez un critère au diagnostic de telle ou telle maladie (parfois même un mot dans un critère) et vous modifiez les règles d’inclusion diagnostique pour des millions de patients potentiels. Or, comme l’a reconnu le psychiatre Allen Frances, alors à la tête du processus de révision du DSM-IV, une « fausse » épidémie a de toute évidence été construite autour de l’étiquette de trouble bipolaire chez l’enfant autour des années 2000, dont les laboratoires pharmaceutiques et certains chercheurs ont été en grande partie responsables. On ne saurait expliquer autrement une multiplication par quarante du nombre d’enfants atteints de troubles bipolaires en l’espace de quinze ans. Mais le DSM a-t-il contribué à catalyser ce phénomène ?

Le mea culpa d’A. Frances est intéressant à entendre : s’il reconnaît une responsabilité partielle de la classification américaine dans l’augmentation des cas d’autisme et de troubles du déficit de l’attention chez les enfants durant cette période (deux « fausses » épidémies auxquelles le DSM-IV aurait involontairement contribué en élargissant les critères d’inclusion diagnostique), il considère en revanche que le DSM n’est pour rien dans l’augmentation spectaculaire du nombre des enfants bipolaires. Il fait ainsi remarquer que le conseil de supervision du DSM-IV, à l’époque, n’avait pas été dupe de l’activisme un peu trop zélé des spécialistes de la question et que beaucoup de précautions avaient été prises pour contenir l’inflation diagnostique, en refusant par exemple d’introduire un ensemble de critères du trouble bipolaire spécifiques pour les enfants. Hélas, cela n’avait visiblement pas suffi, car les pratiques de lobbying ne s’arrêtent pas aux critères d’un gros dictionnaire. Elles sont souvent plus efficaces lorsqu’elles cherchent à pénétrer les mentalités dans toutes les dimensions de la relation de soin, depuis l’inquiétude des parents à l’école jusqu’au discours médiatique ou la formation universitaire des médecins. L’épidémie de troubles bipolaires chez les enfants et les adolescents, et la consommation de médicaments qui allait avec, devaient peu, en tout cas, au DSM-IV.