Economie comportementale : Homo economicus repensé

L’approche classique de la théorie économique consiste à postuler la rationalité des acteurs. Mais la psychologie expérimentale des décisions a généré, depuis les années 1960, un courant d’études, l’économie comportementale, qui montre la pluralité des normes qui guident nos choix. Nobélisée il y a cinq ans, cette science encore discutée reçoit aujourd’hui l’appui de l’imagerie cérébrale.

Lorsqu’en 2002 l’Académie de Stockholm attribua le prix Nobel d’économie à Daniel Kahneman et Vernon Smith, elle récompensa un psychologue et un ingénieur en électricité. L’un comme l’autre furent félicités pour avoir réintroduit la lumière de la psychologie dans la science économique. Et de fait, qu’on la nomme « expérimentale », ou « comportementale », la discipline fondée entre autres par ces deux chercheurs jetait un jour tout à fait nouveau sur nos comportements économiques, et notamment sur leur faible conformité avec les normes de la décision rationnelle. En 1979, D. Kahneman et Amos Tversky ont abouti à la formulation d’une théorie alternative à celle de l’« espérance d’utilité », formulée par Von Neuman Morgenstern en 1944, et considérée depuis comme rendant compte de ce que l’on appelle la « rationalité limitée » des décisions économiques. Pour le comprendre, il faut revenir sur ce vocabulaire : l’utilité désigne en économie la valeur qu’un sujet accorde à un bien, et l’espérance d’utilité tient compte de la probabilité pour ce sujet (compte tenu de ce qu’il sait) d’obtenir ce bien. Selon la théorie classique, tout sujet rationnel maximise ses espérances d’utilité.
Exemple simple et classique : si l’on vous propose de recevoir 100 euros demain ou 200 dans six mois, le choix devrait être évident. Le différentiel de 100 euros représente un gain supérieur à l’inflation et même aux intérêts dus si vous empruntez cette somme durant six mois. Donc vous prendrez les 200 dans six mois.
Or en 1953, l’économiste Maurice Allais, en se livrant à de petits sondages, avait signalé une anomalie à cette règle : souvent, les gens surévaluent les événements peu probables. A partir de la décennie suivante, V. Smith, D. Kahneman et A. Tversky consacrent tous leurs efforts et leurs réflexions à explorer d’autres anomalies de la théorie classique par le moyen d’expériences « de laboratoire », comme en réalisent les psychologues. Ainsi, D. Kahneman et A. Tversky, qui sont des psychologues, fondent ce que l’on nomme alors l’« économie expérimentale ». La spécialité est nouvelle pour une science à l’époque plutôt tournée vers l’analyse des marchés, des organisations et des phénomènes monétaires en dimension réelle. En laboratoire, les chercheurs observent de petits groupes de personnes choisies qui réalisent des transactions ou participent à des jeux reproduisant des hypothèses de choix. Les conditions tentent de s’approcher de celles du monde réel : on joue d’authentiques valeurs, les participants gardent leurs gains. Et c’est avec ces moyens que cette psychologie expérimentale se développe en interrogeant les fondamentaux de la théorie économique classique : la rationalité des choix individuels, l’équilibre des marchés, la concurrence imparfaite. Une des expériences inaugurales de V. Smith, en 1962, celle du protocole dit de « double enchère », vérifie par exemple l’hypothèse que les prix, sur un marché, résultent d’un équilibre entre l’offre et la demande. Mais ce résultat a aussi des aspects surprenants. En effet, le protocole de V. Smith, reproduit depuis des dizaines de fois, montre que le degré d’information et le nombre des agents comptent peu dans la formation des prix. Or normalement, en bonne théorie, l’équilibre dépend étroitement de ces deux variables.
Le grand sujet de préoccupation de l’économie expérimentale est en effet la psychologie de la décision. En 1967, D. Kahneman rencontre A. Tversky, et les deux hommes collaborent étroitement à concevoir et interpréter des expériences qui font état des anomalies de comportement des agents économi­ques.

Une psychologie des décisions économiques

Ainsi, les deux chercheurs mettent le doigt sur de nombreux « biais de jugement » courants, qui ne relèvent pas d’un calcul exact, ni de l’application d’un principe de maximisation des profits.
Par exemple, ils montrent, à de nombreuses reprises, que leurs « cobayes » sont de mauvais évaluateurs de probabilités, ou bien encore se laissent influencer par des valeurs saillantes ou des calculs qui ne correspondant pas à des espérances optimales. Ainsi, par exemple, beaucoup de gens vont juger qu’une augmentation de salaire annuel de 1 500 dollars associée à une inflation de 5 % est préférable à une augmentation de 600 dollars sans inflation (le salaire de départ est de 30 000 dollars annuels). Evidemment, c’est le contraire qui est « rationnel ». A. Tversky et D. Kahneman font également état des discontinuités qui affectent les jugements humains : si l’on vous propose de tirer à pile ou face la perte de 1 000 euros contre un gain de 1 050 euros, vous direz non. Mais si l’on met en jeu 10 000 euros contre la moitié de la fortune de Bill Gates, alors beaucoup de gens disent oui. Pourtant, le risque existe de perdre beaucoup plus.
Tous ces biais, qui induisent à autant d’anomalies de calcul, D. Kahneman et A. Tversky en ont fait l’expérience, relevant à quel point les décisions ne se passent pas comme le voudrait la bonne économie. Sans les expliquer pour autant, ils ont tenté de les caractériser psychologiquement : ces biais résultent de ce qu’ils appellent des « heuristiques », c’est-à-dire des raisonnements que nous appliquons de manière routinière, aux situations quotidiennes, sans chercher à vérifier leur pertinence. D’autres chercheurs, après eux, s’efforceront de montrer qu’il ne s’agit pas de simples artifices expérimentaux : les biais de jugement (et de comportement) expliquent par exemple que beaucoup de gens se laissent entraîner à contracter des assurances sans véritable intérêt, effectuent des déplacements coûteux sous le prétexte de « faire des économies », et n’arrivent pas à ajuster leurs dépenses à leurs revenus.
Le second grand domaine d’intérêt privilégié de l’économie expérimentale est celui de la coordination des acteurs (menant, comme évoqué plus haut, à la théorie des marchés). Cela veut dire, en détail, que l’on étudie les conditions dans lesquelles des agents coopèrent, négocient, se font confiance… ou non. Pour cela, les économistes disposent, depuis les années 1950 et la théorie des jeux, d’un certain nombre d’expériences de pensée souvent appelées « jeux » (dilemme du prisonnier, jeu du bien public, jeu de l’ultimatum, jeu du dictateur). Restait à les tester en laboratoire. V. Smith et D. Kahneman en particulier s’intéressaient à une question : pourquoi les individus seraient-ils altruistes, si cela ne présente aucune espérance de gain ? Le jeu du bien public, et ses variantes, a amené sont lot de réponses expérimentales : même en l’absence de sanction, les égoïstes rationnels sont rares. La coopération s’établit à hauteur de 50 % des ressources, mais tend à s’user avec le temps. Pourquoi ? On ne le sait pas. En revanche, l’introduction de punitions (qui ne profitent d’ailleurs pas à ceux qui les exercent) a une influence décisive sur le degré de coopération des agents.
Enfin l’économie expérimentale ne devait pas s’en tenir à la seule critique de la théorie classique. En 1979, A. Tversky et D. Kahneman ont avancé l’idée qui leur vaudra plus que d’autres le prix Nobel, celle d’une théorie « des perspectives », alternative à celle de l’agent maximisant ses utilités.
Elle diffère de la vision classique en intégrant dans une seule courbe la plupart des biais constatés (la courbe et son commentaire) : il y a chez l’agent économique une « aversion à la perte » qui explique par exemple pourquoi la perspective de perdre 1 000 euros nous paraît beaucoup plus décisive que celle de les gagner, ou encore pourquoi le joueur de casino prend des risques inconsidérés pour récupérer sa mise. Cette théorie connaît immédiatement des développements financiers : elle décrit correctement le fait que bien souvent, les spéculateurs boursiers réalisent leur profit au premier gain, et en revanche tardent à vendre en cas de baisse des cours, ne pas perdre plus étant plus important que gagner. L’ensemble de cette théorie rompt d’ailleurs avec la rationalité classique en ce qu’elle fait de chaque décision un jugement relatif et circonstanciel, et non pas un calcul à long terme : c’est pourquoi elle autorise des discontinuités et des changements de cadre dont D. Kahneman et A. Tversky analyseront les développements dans les années 1990.