Darwinisme social et utilitarisme
Ces dilemmes font partie des nombreux scénarios mis au point par Joshua Greene, professeur de psychologie à l’université de Harvard. Le chercheur puise souvent son inspiration dans les problèmes posés par des philosophes pour décrypter l’origine de nos jugements moraux (1). Selon lui, ils sont basés sur des intuitions, c’est-à-dire sur une sorte de sentiment instinctif qui nous guiderait pour distinguer le bien du mal. Comment cette intuition s’est-elle forgée avec le temps ?Herbert Spencer, philosophe et sociologue anglais, considéré comme le père du darwinisme social (2), apporta à la notion purement biologique de l’adaptation une tournure sociomorale : pour le bien des espèces, le gouvernement devrait ne pas interférer avec la tendance naturelle des forts à dominer les faibles. Le darwinisme social suggère que l’hérédité – les caractères innés – aurait un rôle prépondérant par rapport à l’éducation – les caractères acquis – dans les systèmes sociaux. Cette pensée idéologique rend compte des inégalités sociales en étendant les lois individuelles de l’évolution aux peuples : les moins « adaptés » à la lutte pour la survie sont devenus les plus primitifs et les plus pauvres.
Comment ne pas éprouver d’émotion, de compassion, devant les inégalités sociales et les accepter aussi facilement ? Peter Singer, professeur de philosophie à l’université de Princeton, prône les décisions « utiles ». L’utilitarisme est une doctrine éthique qui prescrit d’agir (ou ne pas agir) de manière à maximiser le bien-être de l’ensemble des êtres capables d’éprouver du plaisir ou de la douleur. Le philosophe déplore par exemple que les gens trouvent naturel d’apporter leur aide pour secourir un randonneur qui perd son sang et appelle à l’aide, plus que de donner à ceux qui meurent de faim. Pour lui, les deux situations sont pourtant aussi condamnables. Peut-être que voir les personnes souffrir – et pas seulement savoir qu’elles souffrent – apporterait un début d’explication car la perception visuelle sollicite fortement nos émotions. Jonathan Haidt, professeur à l’université de Virginie, propose que l’intuition morale est initiée par l’émotion, le raisonnement moral n’étant qu’une affaire post hoc (3). Il estime que nous décidons de ce qui est bon ou mauvais, vrai ou faux, sur la base d’intuitions dirigées par nos émotions et, si nécessaire, nous fabriquons des raisons pour expliquer et justifier nos jugements. Des philosophes « sentimentalistes » comme David Hume et Adam Smith avaient déjà postulé que les émotions sont les bases premières du jugement moral. Plus récemment, la barrière rationaliste de Platon ou Emmanuel Kant, qui concevaient le jugement moral comme une entreprise rationnelle, a été franchie par des psychologues du développement tel que Lawrence Kohlberg. Cette proposition est aussi relayée par de nombreux neuroscientifiques, dont Ralph Adolphs de l’université de l’Iowa, qui affirment qu’éprouver des émotions et les suivre est absolument indispensable pour prendre une décision à caractère moral.
Le chercheur et son équipe viennent d’apporter du grain à moudre à leur théorie : ils ont récemment réalisé une expérience avec des patients présentant une lésion cérébrale les empêchant de ressentir des émotions (4). Située dans le cortex préfrontal ventro-médian (CPVM), elle rendait leur jugement moral implacablement lié à une décision froide, dénuée d’émotion. Dans l’expérience, des scénarios élaborés par J. Greene étaient présentés. Il s’agissait donc dans la plupart des cas de devoir sacrifier la vie d’une personne pour en sauver un plus grand nombre, comme, par exemple : « Désignez entre vos deux enfants lequel vous souhaitez sauver. » En l’absence de réponse, on vous certifie que les deux sont tués. La logique veut que l’on choisisse d’en sacrifier un pour sauver l’autre, mais comment moralement faire un tel choix ? Seuls les patients avec une lésion au CPVM n’éprouvent pas de mal à trancher ; pour eux, il s’agit d’une action « utile », dénuée d’émotion.
Logique et émotion, un double système
Si nous sommes tous d’accord sur la pertinence du choix utile – il vaut mieux sauver une vie plutôt qu’aucune –, la connotation émotionnelle existe et implique de sacrifier une vie humaine. Et là, le choix froid, calculé, doit composer avec la compassion. Dans notre cerveau, il y aurait deux systèmes qui fonctionneraient, parfois en conflit, lorsque l’on fait des jugements moraux : un système émotionnel et un autre plus « utile » qui évalue les coûts et bénéfices (5). Les patients lésés au CPVM ne ressentent pas normalement les émotions sociales et souffrent donc d’un manque d’empathie et de compassion. Le CPVM s’est probablement adapté pour nous aider à prendre des décisions morales rapides dans de petits groupes familiaux – pour épargner la vie d’un membre du groupe après une lutte, par exemple. L’existence de ce double système, logique et émotionnel, et de l’influence du second sur le premier est une belle preuve que nos émotions contribuent au respect de la dignité humaine. Elles sont une sorte de pilier pour nos systèmes moraux et nous préservent de jeter ce pauvre homme par-dessus le pont.
NOTES
(1) J.D. Greene et al., « An fMRI investigation of emotional engagement in moral judgment », Science, vol. CCXCIII, n° 5537, 14 septembre 2001.
(2) J.-M. Bernardini, Le Darwinisme social en France (1859-1918). Fascination et rejet d’une idéologie, CNRS, 1997.
(3) J. Haidt, « The emotional dog and its rational tail: A social intuitionist approach to moral judgment », Psychological Review, vol. CVIII, n° 4, octobre 2001.
(4) M. Koenigs et al., « Damage to the prefrontal cortex increases utilitarian moral judgements », Nature, vol. CDXLVI, n° 7138, 19 avril 2007.
(5) Voir C.L. Harenski et S Hamann, « Neural correlates of regulating negative emotions related to moral violations », Neuroimage, vol. XXX, n° 1, mars 2006, et D. Robertson et al., « The neural processing of moral sensitivity to issues of justice and care », Neuropsychologia, vol. XLV, n° 4, mars 2007.