> Seloua Luste Boulbina
Philosophe, elle travaille sur les questions coloniales et post-coloniales dans leur dimension politique et culturelle. Elle a notamment publié Les Arabes peuvent-ils parler ?, Blackjack, 2011 ; L’Afrique et ses fantômes, Présence africaine, 2015 et Les Miroirs vagabonds ou la Décolonisation des savoirs (arts, littérature, philosophie), Les Presses du réel, 2018.
Comment changer le rapport à l’histoire, dans les pays anciennement colonisés ?
La démarche historienne est indispensable mais elle fabrique une opposition artificielle entre l’histoire et la mémoire. L’historiographie, science politique, ne prend pas en compte, par souci d’objectivité, toute la dimension subjective des événements historiques. Elle s’écrit trop souvent comme une forme moderne de métaphysique, en proposant un récit téléologique organisé à partir de la fin. Qui plus est, ce qu’on appelle « roman national », forme politique par excellence de la « culture historique », consiste le plus souvent en l’élaboration d’une fiction soumise à des impératifs nationalistes. Il est donc nécessaire de puiser à d’autres sources, comme la philosophie – dont le langage n’est ni descriptif ni narratif – ou la psychanalyse, pour saisir les subjectivations historiques.
De mon point de vue, l’histoire est, à l’échelle de l’individu, une architecture intérieure personnelle, qui comporte une dimension inconsciente. Voilà pourquoi il ne suffit pas d’envisager la colonisation et la décolonisation sous l’angle du récit. Les événements historiques, les situations coloniales – cela n’a pas suffisamment été pris en compte pour les populations dites « colonisées » – créent des traumatismes, lesquels se transmettent, de façon souvent invisible, de génération en génération, comme une espèce de toxicité. Des comportements vont se répéter et constituer un obstacle (invisible) à la décolonisation. Ainsi, la décolonisation ne peut pas se faire uniquement sur le plan politique ou économique mais concerne d’abord des sujets.
Quand les historiens considèrent la décolonisation comme une période historique, commençant soit par la conférence de Bandung (1955) soit à la fin de la seconde guerre mondiale, ils estiment que l’indépendance, pour les anciennes colonies, signerait la fin de la décolonisation. Et réduisent la décolonisation à l’indépendance. Or, c’est l’inverse qui s’est produit : à partir de l’indépendance, le processus de décolonisation pouvait commencer.
Quels sont les problèmes politiques que rencontrent les sociétés post-coloniales ?