Encadrer, une guerre de position

Les managers ne font-ils qu’appliquer aveuglément les méthodes de management à la mode ? C’est mal connaître le travail des cadres. Celui-ci se rapproche beaucoup plus qu’on le croit de la stratégie militaire, qui n’est rien d’autre que l’art de s’adapter aux circonstances.

Après des années de soft management, on a pu croire ici et là que l’activité d’encadrement était devenue paisible, routinière, « technicisée ». On a pu croire que les « chefs » avaient en partie disparu, qu’il n’y avait plus que des « collaborateurs » et que les contraintes d’antan avaient cédé la place à l’autocontrôle consenti. Régulièrement pourtant, des scandales au plus haut niveau des entreprises – découverte de harcèlement moral, pratiques brutales de licenciement, suicides sur le lieu de travail – nous rappellent qu’encadrer n’est qu’exceptionnellement et temporairement une activité de tout repos. L’encadrement est une tâche fort diverse, qui se pratique dans les organisations et les institutions les plus variées. On peut néanmoins y repérer des invariants qui, n’en déplaisent aux tenants du « management libéral », entretiennent un rapport étroit avec l’activité militaire. Le langage courant en entreprise ne dit-il pas que les cadres sont entre deux feux ? Plus encore, nous avançons l’idée qu’encadrer c’est mener une guerre de positions, c’est toujours plus ou moins ferrailler.

 

Une position stratégique extrêmement délicate

Pour le comprendre, il faut saisir au plus près le réel du travail des managers et autres encadrants, ses enjeux de pouvoir et ses manœuvres au quotidien. Ses enjeux se manifestent dans la sphère du langage – réunions, entretiens, échanges d’e-mails –, par le « pouvoir symbolique » et l’autorité dont les encadrants sont capables ou non de témoigner. Pour survivre dans ce milieu qui est loin d’être tempéré, il n’est pas inutile de connaître un peu de stratégie militaire.

Encadrer, donc, c’est tenir une « position » dans l’organisation. Une position intermédiaire par définition, prise entre la pression du « haut » et celle du « bas » (1). Georges Benguigui et ses collaborateurs avaient déjà émis l’hypothèse que la fonction d’encadrement apparaissait là où le pouvoir sur la production risque d’être mis en cause, là où par exemple les procédures et les machines ne suffisent pas pour maintenir la discipline du travail ou pour créer une adhésion suffisante aux stratégies des dirigeants d’entreprise (2). Renaud Sainsaulieu insistait jadis sur « l’extrême sensibilité stratégique de l’encadrement aux mouvements d’opinion », toujours à la recherche d’alliances durables ou de circonstances, pour contrer les concurrents internes à l’organisation (collègues rivaux pour la carrière, services aux intérêts différents du leur, etc.) (3). Les tâches dont un encadrant s’occupe sont d’une diversité infinie, car tout peut devenir problème dans un service : des livraisons en retard, des conflits avec des clients, erreurs dans une fiche de paye, un courriel mal adressé... Des choses apparemment futiles peuvent servir de prétexte à des conflits qui éclatent selon le principe de la goutte qui fait déborder le vase, lorsque les « sentiments » de justice ou d’équité sont atteints (4). Quand « trop, c’est trop », quand on estime que le travail effectué ne correspond plus au traitement (au double sens de salaire et de la manière dont on est traité) reçu en échange, les résistances, les refus et les conflits se manifestent. Or, l’encadrement est ce représentant personnifié et de proximité de la politique des dirigeants d’entreprise, destiné à « travailler » et à maintenir ce sentiment de justice, mais aussi à faire en sorte que les résistances soient brisées. Il est là pour mettre de l’huile dans les rouages et faire en sorte que la machine tourne.

(1) F. Mispelblom Beyer, , Armand Colin, 2006, et , L’Harmattan, 2007.(2) G. Benguigui , , La Documentation française, 1977.(3) R. Sainsaulieu, , Presses de Sciences Po, 1993.(4) L. Boltanski et L. Thévenot, , Gallimard, 1991. (5) Pour une tentative de définition rigoureuse du management qui le distingue de l’encadrement en général, voir le chapitre « Le management entre science politique et méthodologie d’encadrement », F. Mispelblom Beyer, , (6) Le nom a été modifié. (7) Tous les extraits d’entretiens viennent d’une enquête sur les « Stratégies alternatives d’encadrement » menée avec Cathérine Glee, qui sortira sous la forme d’un livre de témoignages et de principes d’action en 2009.(8) C. Falcoz, « Rapports entre virilité et management : le point de vue des cadres homosexuel-le-s », colloque « Les cadres et ingénieurs au regard du genre », Iresco, 20 juin 2003. (9) N. Machiavel, Le Prince, 1513, rééd. Flammarion, coll. « GF », 2006.(10) Voir à ce sujet www.encadrer-et-manager.com/(11) Cité par X. Baron dans « Quels dialogues entre chercheurs et consultants ? », , n° 16, 2008.