Entre contrainte et plaisir, le travail des cadres

Animer une équipe, monter un projet, lancer une campagne commerciale, diriger un bureau d’étude, etc., le travail des cadres n’est pas facile à décrire. Il est à la fois mal connu et souvent mal reconnu. Eparpillé, envahissant et insaisissable à la fois.

Le travail demeure un objet étrange, peu saisissable et pratiquement invisible. Curieusement, en effet, alors que le travail nous entoure, qu’il est au centre de nos conversations et demeure l’un des pivots de nos identités, il nous échappe. Nous savons bien des choses sur les conditions de travail, sur ses évolutions, sur le marché du travail, mais nous connaissons avec beaucoup moins de certitude ce dont il est fait, en quoi il consiste. Dans les conversations banales et quotidiennes que nous avons avec notre entourage, nous savons quels postes occupent nos proches, dans quelle entreprise ils évoluent, nous échangeons des anecdotes sur nos collègues, sur l’ambiance qui règne dans les bureaux ou les ateliers, nous déplorons la dégradation de nos conditions de travail, mais nous parlons très rarement, et parfois jamais, de ce que nous faisons. Finalement nous sommes souvent dans l’incapacité de dire ce que fait « vraiment » untel ou unetelle, de même que l’énoncé d’un titre ou d’une fonction n’évoque généralement pas grand-chose en dehors d’une position hiérarchique et d’un secteur d’activité.

Tenter d’en rendre compte, en se centrant explicitement sur ce que font les salariés, ne lève qu’en partie cette singularité du travail.


L’image du travail

L’observation des situations de travail révèle ainsi un aspect inattendu : au travail, on ne travaille pas nécessairement. Il suffit de jeter un coup d’œil derrière les fenêtres lorsque l’on déambule dans la rue et que l’on plonge dans les bureaux, de pénétrer dans un atelier, ou d’arpenter les couloirs des entreprises, pour s’étonner du spectacle qui est donné à voir. Que font, à première vue, les hommes et les femmes censés travailler ? Ils et elles discutent, se promènent, parfois avec un dossier sous le bras, parlent au téléphone, observent une machine, regardent un écran d’ordinateur, rient ou attendent on ne sait quoi. Ils s’activent, mais ne donnent que très rarement l’impression de travailler. Il est vrai aussi que parfois ils ne font rien, jouent sur leur ordinateur ou appellent leurs amis ou leurs enfants sur leur temps de travail. Dans bien des situations, lorsque les gens travaillent, ce qu’ils font ne correspond pas à l’image du travail. Car en dehors de situations très particulières, le travail demeure en grande partie invisible parce qu’il mobilise principalement des éléments cognitifs. Autant Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes incarne une forme de travail repérable, le taylorisme, autant l’employé(e) de bureau, qui peut être cadre, les yeux rivés sur son ordinateur ou accroché(e) à son téléphone, n’évoque qu’un travail abstrait et insaisissable. Ce n’est probablement pas un hasard si le travail est si rarement représenté et incarné, s’il est si peu mis en scène à la télévision ou au cinéma par exemple. En dehors des policiers, des juges, des enseignants ou des médecins, les personnages travaillent peu : bien souvent, ils règlent plus des problèmes personnels et leurs peines de cœur qu’ils travaillent réellement.

Il demeure peu saisissable parce qu’il se déroule à l’abri du regard des autres. Entre eux, les salariés échangent beaucoup. Ils parlent de leur projet ou de leur dossier à leurs collègues, ils glanent auprès d’eux des informations, des tuyaux, ils leur soumettent leurs idées et parfois des bribes de leur travail. C’est pourquoi ils donnent d’abord l’impression de discuter, bien plus que de travailler, et cela d’autant plus que les échanges mélangent bien souvent différents registres : des éléments concernant le travail et des conversations relevant du café du commerce. En revanche, il est plus difficile d’observer les moments où ils s’y attellent, tout simplement parce qu’il n’y a pas nécessairement grand-chose à observer si ce n’est, dans la très grande majorité des cas, de constater qu’ils se déroulent devant un écran d’ordinateur. Concernant les ouvriers, en dehors des travaux de force, le constat est sensiblement le même. Dans les ateliers, ils regardent et surveillent les machines les yeux rivés sur des consoles. Les descriptions et les observations de la chaîne chez Citroën par Robert Linhart à la fin des années 1960 appartiennent au passé (1). Le travail s’observe d’autant plus difficilement qu’il repose sur des éléments implicites et s’organise en amont avec la division du travail.

(1) Voir Robert Linhart, , Seuil, 1978.