Entretien avec Pierre Dockès : L'amère mondialisation du sucre

C’est à un voyage dans le temps et dans l’espace 
que nous convie l’économiste Pierre Dockès, 
à la découverte de l’histoire du sucre. Une histoire pas si douce, puisqu’intimement liée au travail esclavagiste.

D’abord utilisé comme médicament et épice, le sucre connaît un succès retentissant en Europe à partir du XVIIe siècle. La production doit suivre… au prix du travail forcé d’esclaves. « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe », écrira Voltaire dans Candide. Un paradoxe entre un produit doux et une production amère qu’analyse Pierre Dockès dans Le Sucre et les Larmes. L’auteur avait déjà étudié les ressorts économiques de la mondialisation dans différentes publications et nous propose ici d’explorer l’histoire du sucre, des Indes aux îles Caraïbes.

 

Où a commencé la culture du sucre et comment s’est-elle répandue ?

À l’origine, la canne à sucre est un bien domestique produit dans le subcontinent indien. À partir des VIIe-VIIIe siècles, la culture de cette plante que l’on va désormais baser sur l’esclavage commence à se développer entre le Tigre et l’Euphrate. C’est sans doute à cette époque que pour la première fois les rudiments de ce mode de production ont été expérimentés. Ils sont reproduits dans une filière arabo-musulmane (Palestine, Sicile, Égypte, Maroc…) et dans une filière chrétienne, qui les découvre lors des croisades dans des pays musulmans. Chypre, Sicile, Baléares…, toutes les îles de la Méditerranée vont être conquises par l’Europe entre le Xe siècle et la prise de Constantinople par les Turcs en 1453. Les Ottomans contrôlent alors le détroit du Bosphore et bloquent l’approvisionnement en esclaves slaves dans les comptoirs de la mer Noire. C’est l’un des grands facteurs qui amènent les Portugais à se lancer dans les grandes découvertes à la recherche d’îles et d’esclaves, en descendant le long de l’Afrique. Le paradigme passe dans la Méditerranée atlantique (Açores, Canaries, jusque dans les îles de Sao Tomé dans le golfe de Guinée) et s’impose dans une violence extrême. Les Guanches, les indigènes des Canaries, sont d’abord entièrement réduits en esclavage, puis vendus à l’extérieur et remplacés par une main-d’œuvre noire par les Espagnols.