Et l'Église engendra l'industrie - Rencontre avec Pierre Musso

Selon Pierre Musso, nous avons changé l’institution qui gère le sacré : l’Église médiévale a cédé face à l’État moderne, qui lui-même s’incline désormais devant l’entreprise.

C’est un livre monumental, aussi épais que son sujet, ciselé dans ses moindres détails telle une cathédrale baroque. On y parle peinture et comptabilité, scolastique et libéralisme. C’est d’abord une somme récapitulant un millénaire d’histoire de l’Europe chrétienne. Mais une histoire vue sous un angle inusité, mêlant histoire des idées, philosophie des techniques et sciences managériales. Pierre Musso y développe la thèse que l’entreprise telle que nous la connaissons serait fille du christianisme. Il décrit comment l’usine contemporaine dérive de la manufacture moderne, elle-même rejeton du monastère médiéval. Une thèse à première vue téléologique et eurocentrée, mais qui amène à regarder l’entreprise d’un œil nouveau : serait-elle l’incarnation contemporaine de la toute-puissance du religieux ?

Pourquoi ce titre ?

J’ai intitulé ce livre La Religion industrielle. C’est un terme qui a une longue histoire, mais qui à mon sens qualifie d’abord une image du monde. La Religion industrielle, c’est la façon dont l’Occident considère le monde. Ce n’est pas une image universelle, mais elle s’est imposée à la Terre entière. Car l’Occident a rayonné et s’est imposé bien au-delà de ses frontières. Par Occident, j’entends originellement l’Europe, étendu aux États-Unis. Disons le Nord de la planète.

Vous employez souvent le terme d’architecture fiduciaire. Qu’est-ce que c’est ?

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Paul Valéry a eu cette merveilleuse phrase : « La structure fiduciaire qu’exige tout l’édifice de la civilisation (…) est œuvre de l’esprit. » Toute culture repose sur une architecture fiduciaire, de fides, la foi, l’idée d’une foi partagée. Pour revivifier cette notion de religion, je la définirai comme une communauté qui partage une foi collective. Cette fides est la clé de voûte, la pièce qui fait tenir l’ensemble. Tout groupe a une croyance, un mythe fondateur, qui relève du mystère. En Occident, on peut trouver le fond de ce mystère dans le christianisme. L’Incarnation, l’homme-Dieu, le corps du Christ, Parole de Dieu incarnée, tel est le mystère constitutif du christianisme.

Et cette architecture fiduciaire repose sur une tension ?

La religion industrielle est la rencontre entre un mystère et une rationalité, entre foi et raison. Un des Pères de l’Église, Isidore de Séville, nous dit en substance que l’être humain se pose deux questions : pourquoi vivre ? Comment vivre ? Ce sont les deux versants de la foi, la tension qui traverse toute l’histoire de l’Église. Le mystère et la raison répondent à ces deux questions. Au pourquoi ?, chaque religion donne une réponse qui est la sienne. Au comment ?, la réponse passe par des dispositifs de structure, de technique, d’économie, de rationalité et de normativité. Toute société se dote d’institutions pour articuler, ou pour « coller », terme que Platon emploie dans La République, pour fixer la clé de voûte, pour faire tenir l’édifice. D’un côté le pourquoi ?, de l’autre le comment ? Toute institution fonctionne comme une colle entre la foi et la loi.