Il est bien difficile d’attribuer une étiquette à Robert Muchembled. Cet homme tranquille se décrit lui-même comme un « électron libre » parmi les historiens actuels. Spécialiste de la période moderne et principalement du XVIe siècle, il reçoit en 1997 le prix franco-néerlandais Descartes-Huygens pour son œuvre importante consacrée aux cultures et aux sensibilités. Ce prix, décerné à des personnalités françaises et néerlandaises, lui vaudra de séjourner une année aux Pays-Bas. Une véritable période sabbatique, puisqu’il la met à profit pour écrire… Une histoire du diable ! Avec une érudition qui force l’admiration, il traque les traces du démon aussi bien dans la littérature et dans toutes les manifestations artistiques que dans les archives historiques et, emporté par son sujet, il poursuit son étude des représentations culturelles de Satan (aussi bien au cinéma que dans la bande dessinée) jusqu’à nos jours. Cet admirateur de Fernand Braudel nous livre donc une histoire du diable sur la longue durée…
Depuis une dizaine de siècles, le démon a connu des statuts très divers dans les sociétés occidentales…
Du XIIe siècle à nos jours, on peut distinguer quatre grandes étapes dans l’histoire du diable. D’abord, sa création au cours du Moyen Âge, puis une période intensément tragique où Satan devient terrifiant ; vient ensuite une troisième étape, tout au moins dans la culture française, où il est alors une créature un peu étrange et moquée (c’est le diable des philosophes des Lumières) et l’on peut parler aujourd’hui d’un retour du diable sous de nouvelles formes et principalement dans les médias.
Je me suis peu préoccupé des interprétations théologiques du diable, c’est pourquoi j’ai commencé mon étude au milieu du Moyen Âge, au moment où son image commence à envahir la société. À cette période, il est le plus souvent représenté sous forme d’une diversité de diablotins de toute nature, qui peuvent être amusants ou aimables sans être terrifiants. Il a divers petits noms, Old Horny (Vieux Cornu) ou Robin des Bois en Angleterre, Charlot ou Verdelet en France… Des figures du diable plutôt héritées du paganisme, incarnation de forces maléfiques ou bénéfiques, à qui l’on peut s’adresser et dont on trouve surtout des représentations dans la culture populaire. Les descendants des Celtes et des peuples germaniques ont les leurs, comme tous les pays européens. Ces diables-là ne font pas peur. On en trouve dans la littérature des images où ils sont parfois ridiculisés : un Satan battu par sa femme et empêtré dans sa queue qu’il est obligé de nouer autour de sa tête pour descendre aux enfers. Ou encore cette histoire où des villageois font monter dans un arbre le diable de la mort. Il y reste collé et ne peut plus redescendre : à partir de ce moment, pour le village, la vie est belle !
L’Église chrétienne essaie d’unifier ces figures du démon : elle commence à réussir vers le XIIe siècle. Dans les églises, l’art roman présente un démon inquiétant : le mal incarné à travers la nudité féminine, le serpent de la Genèse, les animaux monstrueux, etc. La religion tente d’amalgamer toutes les figures à l’intérieur d’une symbolique diabolique unifiée et fait des croyances sur les démons des superstitions interdites qui reparaîtront d’ailleurs au XIXe siècle avec la vague folkloriste.