À la fin du XIXe siècle, l’influent Ferdinand Brunetière, directeur de la Revue des deux mondes, publia un article retentissant dans lequel il évoquait la faillite de la science (1). Son argument était que la science n’avait pas tenu ses promesses. Certes, la physique et la chimie avaient beaucoup progressé, les trains roulaient de plus en plus vite et la médecine se montrait de plus en plus efficace. Mais la science n’avait pas rendu les hommes meilleurs, eu d’effet bénéfique en politique, résolu les grands mystères de la nature ni révélé les destinées de l’humanité. Le propos fit scandale aux yeux de tous ceux, nombreux à l’époque, qui voyaient dans la science la source unique de toute connaissance et de tout progrès. Aussi une riposte énergique fut-elle organisée. Notamment, l’un des plus célèbres savants de l’époque, le chimiste Marcelin Berthelot, répondit directement à F. Brunetière que « le triomphe universel de la science arrivera à assurer aux hommes le maximum de bonheur et de moralité ».
Plus d’un siècle après, ce débat fin de siècle apparaît quelque peu désuet. Plus personne, ou presque, ne voit dans la science la panacée universelle, même si elle reste auréolée d’un très fort prestige. Les scientifiques promettent moins ; du coup, les déceptions sont moins fortes. Tout au long du xxe siècle, des critiques de la science n’ont pas pour autant cessé d’apparaître. La plus radicale, formulée par certains historiens, philosophes et sociologues, est certainement que la science ne serait pas l’entreprise rationnelle qu’elle se prétend et n’offrirait pas nécessairement la meilleure description du monde. Cette critique, plus ou moins relativiste selon le cas, a, comme celle de F. Brunetière, un parfum de scandale.
Coups de force et croyances
Pas étonnant donc qu’elle soit massivement rejetée par la communauté scientifique et qu’elle se retrouve, à son tour, accusée de mettre en danger les valeurs de rationalité sur lesquelles sont censées se fonder nos sociétés modernes. Mais, entre les chantres et les dénigreurs de la science, faut-il vraiment choisir son camp, comme le faisaient F. Brunetière et M. Berthelot ? La science est-elle une discipline à ce point unifiée et bien définie que l’on peut être, d’un seul tenant, pour ou contre ?
Débattre de la science se révèle toujours délicat tant il en existe de multiples représentations. Par exemple, dans la première moitié du xxe siècle, Max Planck, prix Nobel de physique (1918), sans être un contempteur de la science, avait offert une vision quelque peu désabusée du progrès scientifique : « Une vérité nouvelle, en science, écrivait-il, n’arrive jamais à triompher en convainquant les adversaires et en les amenant à voir la lumière, mais plutôt parce que finalement ces adversaires meurent et qu’une nouvelle génération grandit, à qui cette vérité est familière (2). »
Une telle citation va à l’encontre de l’idée courante selon laquelle les scientifiques sont des chercheurs méthodiques qui confrontent systématiquement faits et hypothèses de façon à valider les meilleures théories, et, surtout, qui savent se soumettre au tribunal de l’expérience. Au contraire, la science se développerait grâce à des sortes de prises de pouvoir ou coups de force des nouvelles générations, chacune campant ensuite sur ses positions jusqu’à son dernier souffle. Cette vision du progrès scientifique ne reflète certainement pas toute l’histoire des sciences. Mais elle n’est pas à ce point fausse qu’elle sortirait directement de la tête de M. Planck : c’est bien de cas historiques qu’il tirait cette vision (3). Alors, quelle image du progrès scientifique faut-il retenir ?
Autre problème pour définir la science : ces dernières décennies, nombre d’études ont montré que les débats scientifiques peuvent rarement se déconnecter du contexte social et culturel dans lequel ils apparaissent ni de la dimension psychologique des chercheurs. Les scientifiques sont tout simplement des êtres humains comme les autres, avec leur subjectivité, leurs passions, leurs rêves, leurs idées reçues, leurs ruses, leurs mensonges, leurs aveuglements, leur dogmatisme, etc., et peuvent parfois user de leurs positions de pouvoir pour imposer leurs vues.
Prenons par exemple Francis Bacon. Souvent présenté comme le héraut de la démarche scientifique, comme celui qui a indiqué comment passer des croyances et superstitions à la connaissance objective, il s’inspira pourtant de la magie et de considérations eschatologiques pour définir sa conception de la science. De fait, la magie, à l’encontre des spéculations scolastiques, lui donna le sens de la pratique expérimentale. Quant à la religion, elle le poussa à œuvrer au progrès des sciences et à prôner une domination concomitante de l’homme sur la nature, puisqu’un tel progrès devait annoncer le retour du Christ (4).