Folie et citoyenneté

Quelle place la société réserve-t-elle à ceux qu'elle déclare malades mentaux ? Après avoir longtemps tenté la normalisation par l'asile et la tutelle, elle s'oriente aujourd'hui vers une allocation de droits - en même temps que de soins - plus personnalisés et plus respectueux des capacités d'insertion de chacun.

La « citoyenneté » du malade est devenue, depuis quelques années, un des enjeux majeurs des débats en santé mentale. En un sens, ce n'est pas une nouveauté. Le problème s'est posé tout au long du développement des sociétés démocratiques. Pourtant, cette continuité ne doit pas masquer la profondeur du changement actuel, qui consiste en une double mutation.

Tout d'abord, cette exigence de citoyenneté est contemporaine d'un nouvel élargissement du champ d'intervention des professionnels du mental. Il ne s'agit pas seulement d'une augmentation du nombre de leurs usagers. De nos jours, les professions de psychiatre et de psychologue sont bouleversées, les nosographies (classifications des troubles psychiatriques) sont déstabilisées, les usagers se diversifient. Les notions d'hygiène mentale, de maladie mentale et de psychopathologie perdent de leur importance. Elles font place à la promotion de la santé mentale.

En second lieu, le répertoire de la citoyenneté se complète de mots nouveaux qui lui donnent une portée très particulière, comme « déshospitalisation », « réseaux », « circuits de soins », « droits des patients », « contractualisation », « politiques d'insertion ». Une grande diversité de petites et moyennes institutions offrent des services divers, hospitaliers ou non, à des individus : centres médicopsychologiques, maisons d'accueil spécialisées, foyers et appartements supervisés, services de soins à domicile, consultations familiales, etc. Les usagers sont invités à s'intégrer à l'environnement social, à se prendre en charge et à circuler entre ces services. Tendanciellement, l'hôpital cesse d'être le centre de ce champ devenu ouvert, flexible, fait de multiples connexions entre des lieux voués à la santé mentale d'une part, et des services sociaux divers d'autre part (famille, emploi, communauté, culture...).

Comment comprendre ces changements ? Doit-on y voir un progrès ou une régression ? Une chose est sûre : ces changements ne peuvent être imputés seulement aux évolutions de la science médicale. Si ce régime change, c'est que la citoyenneté en général change elle aussi 1.

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La tutelle et l'asile

L'entrée de la folie dans le monde de la médecine a été consacrée par l'aliénisme du xixe siècle. En conjonction avec cette médicalisation, la question de la citoyenneté du malade mental a été posée dès la révolution démocratique en termes de droits-libertés. Les droits-libertés correspondent à une conception libérale de l'ordre social : ils suppriment les dépendances et mettent un frein à l'intervention de l'Etat. Ils affirment le droit de l'individu de choisir sa résidence, d'avoir une vie privée, de contracter un emploi, de s'exprimer librement, etc. Les droits fondamentaux du citoyen présupposent l'exercice de la raison individuelle. Mais que faire de ceux qui ne disposent pas de leur raison, ou de toute leur raison ? A l'« incapable », la démocratie naissante offre au xixe siècle deux institutions : la tutelle et l'asile. La tutelle est ce statut juridique qui assimile l'aliéné à l'enfant et qui le place sous la responsabilité d'un parent ou d'un protecteur désigné. Elle permet une gestion privée de la folie. L'asile est une institution d'ordre public (régie par la loi), qui permet l'internement dans un lieu fermé fournissant des soins spécialisés. Dans les deux cas, l'aliéné est extrait de la citoyenneté ordinaire. L'asile est donc paradoxalement peuplé par des sujets de droit qui se trouvent en situation de totale dépendance.

Il constituera ainsi un espace de compromis entre deux doctrines du lien social qui coexisteront longtemps après la coupure révolutionnaire : la doctrine de la liberté de droit naturel, et celle, plus traditionnelle, des rapports tout aussi naturels de dépendance à l'autorité. La liberté et la responsabilité subjectives qui sont encore reconnues à l'aliéné, par-delà sa maladie, se combinent avec sa moralisation, son immobilisation et sa subordination à l'institution asilaire. En cela, l'asile présente un air de famille avec des institutions paternalistes comme l'école, la workhouse (« maison de travail », hospice fermé pour aliénés et SDF, en usage dans l'Angleterre des xviiie et xixe siècles) et le patronage industriel. Le traitement de la folie est issu de la même matrice idéologique que celui de la question sociale en générale, bien décrite par Robert Castel 2.