François Dubet Les nouvelles inégalités, source de ressentiment

Le confinement a eu des effets ambivalents : moment de solidarité et de reconnaissance pour les uns, il a aussi attisé des sentiments d’injustice et de défiance. Sommes-nous entrés dans l’âge du ressentiment ?

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François Dubet mettait la dernière main, avec sa consœur Marie Duru-Bellat, à un ouvrage à paraître fin août, L’école peut-elle sauver la démocratie ?, quand est survenu le confinement imposé par la pandémie de covid-19. Un événement qui a placé dans un étrange entre-deux le système éducatif français, auquel ce professeur émérite de sociologie de l’université de Bordeaux et directeur d’études à l’EHESS a consacré de nombreux travaux depuis les années 1990. Et qui a aussi ravivé le ressenti des inégalités sociales, un de ses sujets d’études plus récents.

Comment avez-vous vécu ces deux mois de confinement, l’irruption d’un événement qui perturbe toutes les composantes de la vie sociale ?

Je l’ai vécu de manière relativement confortable mais aussi difficile car j’ai souffert comme tout le monde de la disparition de la vie sociale. Ce que j’ai trouvé le plus pénible, ce n’est pas le confinement lui-même, c’est l’atmosphère idéologique qui l’a entouré. Le fait que, dans une situation très incertaine, chacun se révèle épidémiologiste, dise « Je vous avais bien dit ce qui allait se passer ». Sans défendre le gouvernement, quand il choisissait la santé, on lui reprochait de sacrifier l’économie, quand il choisissait l’économie, on lui reprochait de sacrifier la santé.

Vous qui avez récemment publié un essai sur les « passions tristes », diriez-vous que la covid-19 y a encore plus plongé la société française ?

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J’ai le sentiment que du point de vue de ses pratiques quotidiennes, la société s’est plutôt ressoudée, avec un réflexe de relative fraternité. Tout le monde s’est inquiété pour sa famille, a redécouvert que la vie sociale et les autres avaient de la valeur. Les passions tristes, je les ai plutôt vues chez les intellectuels et les politiques, qui pour beaucoup d’entre eux se sont assez mal contrôlés, ont donné dans l’invective, l’accusation… L’expérience du confinement a plutôt été celle de la solidarité, mais les représentations qui en ont été faites m’ont donné le sentiment d’une société assez profondément déchirée, prise de panique et dans laquelle, au fond, tout pouvait être dit.

La pandémie a-t-elle encore accentué les inégalités ?

J’ai vécu dans une société où il y avait les bourgeois, les ouvriers et les paysans, des collectifs très inégaux. Nous sommes passés à un régime où les inégalités sont moins vécues comme une expérience collective. Dans les faits, les inégalités n’explosent pas, mais elles se multiplient : je suis inégal sur ce registre mais moins inégal sur celui-là, je suis inégal en tant qu’étudiant, en tant que femme seule, en tant qu’habitant de la campagne ou de la ville, etc. Avec le confinement, des inégalités auxquelles on s’était habitués, comme les inégalités de logement ou les inégalités subies par les familles monoparentales, sont d’un coup devenues intolérables. Ce vécu d’inégalités risque de subsister, d’autant plus que le retour à la normale sera un retour à la rareté, avec une situation économique difficile dans les mois à venir.

Les inégalités ont changé, mais la manière dont elles se perpétuent aussi…

Il y a encore quarante ans, la position sociale était une sorte de destin individuel : on était ouvrier, paysan ou professeur parce que notre père était ouvrier, paysan ou professeur. Aujourd’hui, on est dans une situation très étrange parce que ces destins sociaux fonctionnent toujours, mais les individus sont tenus de les construire à partir de leurs performances, de leurs choix de vie, de leurs résultats scolaires… Au début des années 1980, j’avais demandé à des sidérurgistes lorrains de 50 ans pourquoi ils étaient devenus sidérurgistes ; ils répondaient que c’était parce que leur père l’était. Quarante ans après, quand j’ai posé la même question à des ouvriers, ils répondaient : « Parce que j’ai échoué à l’école. » Les inégalités restent un mécanisme social imperturbable mais produit par les stratégies des acteurs eux-mêmes. D’où ce paradoxe : les gens ont un sentiment d’injustice, tout en se sentant responsables de leur vie, de leurs succès et de leurs échecs.