Georg Wilhelm Friedrich Hegel est à la philosophie ce que l’Everest est à l’alpiniste. Il est l’auteur qui assigne à la pensée le but le plus élevé : atteindre « l’esprit absolu », point culminant censé surplomber tous les savoirs qui l’ont précédé.
Ses livres sont d’une aridité déroutante, sa prose abstraite et souvent lourde. Hegel en avait d’ailleurs parfaitement conscience. Une légende raconte qu’au soir de sa mort (il a été emporté par le choléra en 1831), il aurait fait venir un de ses fidèles pour lui exprimer ses dernières volontés : « – Je veux que vous fassiez traduire mes œuvres. – Très bien, Maître, mais en quelle langue ? – En allemand. – Mais vos livres sont déjà en allemand ! »
On lui attribue aussi cette citation : « Il n’y a qu’une personne qui m’a vraiment compris, et encore ! Elle m’a mal compris. »
L’obscurité légendaire d’Hegel n’a d’égal que son ambition. L’esprit absolu qu’il se propose d’atteindre englobe la pensée de la nature, de l’histoire du monde et des idées. Car, pour Hegel, l’histoire des hommes et celle des idées sont une seule et même chose, même si elles se sont séparées. À terme, elles apparaîtront comme les deux faces d’une même réalité dont les contradictions doivent être dépassées. Loin d’être une marche paisible vers le progrès, l’histoire de l’esprit est une odyssée dramatique faite de conflits entre forces contraires qui doivent s’affronter et se déchirer, avant de finir par se réconcilier dans une synthèse qui marquera la fin de l’histoire.
Le temps des révolutions
Hegel est né en 1770, au début de la révolution industrielle en Grande-Bretagne. L’industrie, le commerce et l’urbanisation se propagent alors dans toute l’Europe ; Hegel voit un monde nouveau émerger. Il est un lecteur attentif d’Adam Smith, l’auteur de La Richesse des Nations. Il est aussi le témoin de bouleversements politiques majeurs. Il a 19 ans lorsqu’éclate la Révolution française. À cette époque, il est étudiant à Tübingen et partage sa chambre avec deux compagnons qui deviendront célèbres. Il y a le jeune Friedrich Schelling, de cinq ans son cadet qui sera « le grand philosophe » de son temps avant d’être détrôné par Hegel lui-même. Le second est le poète romantique Friedrich Hölderlin, qui restera à jamais son ami.
En 1789, à l’annonce de la Révolution française, les trois camarades seraient allés planter un « arbre de la liberté » dans un champ voisin. On ne sait s’il s’agit d’une légende, mais l’anecdote est révélatrice de leur état d’esprit. Pour eux, la Révolution annonce un nouvel âge : la fin du divorce entre le peuple et l’État. C’est l’aube d’une ère nouvelle.
Hegel est également le spectateur d’importants changements culturels. Il observe des progrès majeurs dans le domaine des idées. Le XVIIIe siècle est celui de la physique de d’Isaac Newton, qui considère que la nature est régie par de grands principes mathématiques, mais aussi celui des bouleversements engendrés par les sciences du vivant. Hegel est le contemporain de Jean-Baptiste Lamarck et de Gottfried Treviranus, les inventeurs du mot « biologie ». J.‑B. Lamarck envisage la « transformation » des espèces sur une longue période : l’idée d’évolution est en train de faire son chemin. Comme son camarade F. Schelling, Hegel s’intéresse de près à ces nouvelles théories qui postulent que la vie est organisme, naissance, croissance et mort. Il sera d’ailleurs l’un des théoriciens de la Naturphilosophie*, qui tentera de réconcilier la science et la poésie en embrassant une vision créatrice et vitaliste de la nature.
Hegel a donc vécu le temps des révolutions, censées représenter le progrès en marche, même s’il s’agit d’un progrès enfanté dans la souffrance et les convulsions. Ces contradictions attestent du combat entre forces contraires qui se sont séparées et qui doivent, selon lui, se réconcilier. Réconcilier, réunir ce qui était séparé : voilà le grand projet d’Hegel. Retrouver l’unité : c’était déjà l’une des notions clés de la doctrine de son compagnon F. Schelling. Ce sera le sens profond de sa propre philosophie. Il s’agit de réconcilier l’individu et l’intérêt général, la religion et la politique, le peuple et l’État, la science et la poésie, ou encore l’objet à connaître et le sujet connaissant que la philosophie moderne avait séparés.