Georges Duby et la nouvelle histoire

Des champs moissonnés de Bouvines à l’imaginaire des dames du 12e siècle, l’historien Georges Duby a voulu faire une histoire totale du Moyen Âge. Il a laissé une œuvre magistrale en convoquant l’ensemble des sciences humaines pour mieux comprendre la société féodale.

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Le Temps des cathédrales, Le Dimanche de Bouvines, Guillaume le Maréchal, Histoire de la France rurale… Rares sont les historiens qui ont laissé une empreinte aussi forte dans l’histoire médiévale que Georges Duby (1919-1996).

Il faut dire que l’effervescence intellectuelle des années 1970 a joué un grand rôle. En pleine période d’explosion du structuralisme*, les historiens défendent le rôle de l’histoire pour comprendre les sociétés. L’histoire des mentalités* va permettre à l’école historique française des Annales de connaître sa phase triomphante et un rayonnement international spectaculaire (encadré).

Comme l’explique lui-même Duby dans une passionnante autobiographie écrite à la fin de sa vie où il retrace sa carrière et les débats intellectuels de l’époque (L’histoire continue, 1991), la période est stimulante. Lui-même est élu la même année – 1970 – que Michel Foucault et Raymond Aron au Collège de France où les étudiants se précipitent pour écouter ces nouveaux maîtres à penser. Dans le même temps, les politiques éditoriales s’élargissent. Les ouvrages de Levi-Strauss, Barthes, Braudel… s’étalent sur les tables des librairies. Un véritable engouement pour l’histoire s’observe au niveau du grand public avec les publications d’historiens professionnels sortis de la pépinière d’une nouvelle histoire en pleine ébullition (encadré).

Mais le contexte n’explique pas tout. Ce serait faire peu de cas du talent de Duby lui-même, de la richesse de son œuvre, de sa créativité et des évolutions de son parcours. De son désir aussi de « contourner l’élitisme aussi bien que l’ennui » lorsque, devenu homme de communication, producteur d’émissions télévisées, il déclarait : « Ne nous méprenons pas, la première fonction du discours historique a toujours été de divertir. »

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Oratores, bellatores, laboratores

Issu d’une famille d’artisans parisiens (son père était teinturier), le jeune professeur qui enseigne à l’université d’Aix-en-Provence va obtenir une reconnaissance sociale exceptionnelle : membre du Collège de France où il occupe la chaire d’histoire des sociétés médiévales de 1970 à 1991, directeur de la Sept (première chaîne culturelle dont sera issue Arte) de 1986 à 1989, il est élu à l’Académie française en 1988.

Duby est en premier lieu l’historien de la société féodale qui s’organise autour de l’an mil, et, selon lui, permet le décollage de la croissance dans tout l’Occident chrétien.

Les Trois Ordres ou l’Imaginaire du féodalisme, paru en 1978, issu de ses cours au Collège, est dans ce domaine, son livre le plus abouti. Il présente une société qui s’organise entre le 10e et le 12e siècle, selon un schéma trifonctionnel (modèle emprunté aux structuralistes 1), où la population se répartit en trois catégories ayant chacune une fonction : les uns prient (oratores), les autres guerroient (bellatores), les autres enfin travaillent pour tous (laboratores), l’ordre et la paix reposant sur cet échange de services mutuels.

Pour Duby, influencé au départ, comme la plupart des intellectuels de l’époque, par les thèses marxistes, les laboratores, ces paysans assignés à la taille et aux corvées, sont dans ses premiers ouvrages (Guerriers et Paysans, 1971) les exploités du monde médiéval. Mais ils sont aussi les acteurs des « conquêtes paysannes » qui expliquent le démarrage économique au tournant du 11e siècle et le mode de production seigneurial, caractérisé par le prélèvement du labeur au profit d’une aristocratie combattante censée les protéger. Quant aux chevaliers, Duby montrera à plusieurs reprises (notamment dans sa biographie de Guillaume le Maréchal) une certaine admiration pour ces nobles qui dépensent « avec largesse et prodigalité », et qui inventent l’amour courtois. Voilà pourquoi, se mettant à distance d’une histoire purement économique qui évaluait les techniques et les rendements, il considère la croissance de l’époque issue d’une « attitude mentale », fondée sur la puissance sociale et les « générosités nécessaires ». Ainsi, explique Duby, c’est « dans le droit fil d’une enquête d’histoire sociale » que prend forme l’histoire des mentalités construite à partir des représentations mentales* des individus.

« Pour comprendre la société féodale, Duby fait l’archéologie d’une conception symbolique d’un monde hiérarchisé selon un ordre divin, où l’obéissance et l’inégalité sont devenues des principes sacrés », commente l’historien Patrick Boucheron 2.