Rencontre avec Olivier Le Cour Grandmaison

Haines, violence et politique

Massacres, génocides, émeutes ou persécutions : les haines individuelles ou collectives ont marqué l'histoire de leurs violences. Pourtant, les sciences humaines ont aujourd'hui quelque réticence à reconnaître l'importance des passions dans les phénomènes collectifs...

Sciences Humaines : On considère en général les passions à l'échelle de l'individu. Y a-t-il un sens à parler de « passions collectives » ?

Olivier Le Cour Grandmaison : Considérer les passions au seul niveau individuel, interindividuel ou uniquement dans le domaine des relations privées, c'est être aveugle sur bon nombre de phénomènes collectifs. Que l'on songe aux émeutes, aux grèves, aux manifestations, aux débats à l'Assemblée nationale ou même aux fluctuations des cours de la Bourse, nous sommes presque toujours en présence de phénomènes où les affects peuvent jouer et jouent effectivement un rôle central. Ces affects sont souvent encouragés par les acteurs eux-mêmes parce qu'ils sont perçus par ces mêmes acteurs comme essentiels à la réalisation des fins qu'ils poursuivent. Les passions quelles qu'elles soient sont en effet des adjuvants précieux à la mobilisation collective. Il suffit d'observer l'importance de la colère, de l'indignation et parfois même de la joie dans un certain nombre de manifestations de rue pour s'en convaincre. C'est pourquoi l'on peut dire que la politique ne sollicite pas les passions par accident ou de manière simplement conjoncturelle ; elle les sollicite par essence.

Dans votre ouvrage Haine(s). Philosophie et politique notamment, vous vous attachez à analyser la haine et ses passions dérivées. Les passions haineuses sont-elles un ressort essentiel de l'histoire et de la politique ?

A défaut d'être original, le constat est sinistre : le siècle passé et le début de ce siècle ont été marqués par de nombreux crimes contre l'humanité et génocides qui témoignent de la puissance des haines nationalistes, racistes, antisémites ou idéologiques. Paradoxalement, la haine comme passion individuelle et plus encore comme passion collective demeure peu étudiée. Sont également peu analysés les différents mécanismes qui président à l'extension et à l'exacerbation de la haine. Pourquoi ? Notamment parce que la haine nous est odieuse et plus encore ses manifestations collectives quand elles débouchent, à la faveur de circonstances particulières, sur des massacres de masse ou des lynchages perpétrés en toute bonne conscience. La tentation est alors grande de s'indigner et de s'en tenir là en voyant dans le déchaînement de la haine une manifestation pathologique. L'analyse nécessaire de ces phénomènes cède trop souvent le pas à des métaphores médicales : on parle ainsi du poison ou du cancer de la haine, de l'antisémitisme ou du racisme. De plus, considérées comme inhumaines, ces haines ont pour effet de rejeter ceux qui les éprouvent et qu'elles font agir dans une sorte d'animalité ou de monstruosité. Le préjugement prend alors la place d'un savoir qui est presque toujours déficient. C'est un des effets néfastes de la haine : elle a souvent pour conséquence d'empêcher de penser ceux qui en observent les manifestations, surtout lorsque celles-ci sont collectives et particulièrement destructrices. Un des objectifs que j'ai poursuivis dans Haine(s). Philosophie et politique était de combler autant que faire se peut le gouffre existant entre l'importance des haines et le peu de place qu'on leur accorde dans l'analyse. Ce gouffre nuit beaucoup à la connaissance et à la compréhension des phénomènes collectifs passés ou présents. Mais dès lors qu'on admet que la haine joue un rôle essentiel, un problème se pose immédiatement : comment faire pour connaître la haine, cette passion odieuse entre toutes ? La haine se situe au coeur d'un très vaste complexe affectif puisqu'elle est la cause ou l'effet de nombreuses passions telles que la colère, la vengeance, la raillerie, le mépris, l'indignation ou encore l'envie. C'est pourquoi ma réflexion n'est pas uniquement centrée sur la haine mais sur l'ensemble des passions haineuses. De ce point de vue, les analyses de Baruch Spinoza sont précieuses, indispensables même, pour comprendre ce complexe passionnel, d'autant plus que le philosophe hollandais ne cesse de travailler sur plusieurs plans passant de l'individuel au collectif, du théologique au politique, de l'histoire au présent qui était le sien.