Histoire d'une illusion scientifique. Le totem et l'ethnologue

Le totémisme est passé du statut d'institution fondatrice des religions, étudié comme tel par tous les grands ethnologues, à celui de simple illusion scientifique. Une histoire édifiante.

Dans la région des Grands Lacs (lac Huron, lac Supérieur...), à la frontière entre les Etats-Unis et le Canada se trouve la terre traditionnelle des Indiens Ojibwas. Au xviiie siècle, des missionnaires, des marchands et des voyageurs avaient déjà noué des contacts avec ces tribus de chasseurs et trappeurs. Les uns pour les convertir, les autres pour acheter leurs fourrures, d'autres encore par curiosité d'explorateur. L'un de ces marchands et voyageurs, l'anglais John K. Long, a consigné ses observations sur le mode de vie des Ojibwas, dans un livre de voyage paru en 1791 : Voyages and Travels of an Indian Interpreter and Trader. Dans son récit, J.K. Long explique que ces Peaux-Rouges sont organisés en tribus, elles-mêmes divisées en clans portant chacun un nom d'animal. Il y a le clan de l'ours, celui du poisson, de la grue, de la loutre, du saumon, de l'écureuil, etc. Les membres de chaque clan entretiennent des liens d'amitié et de parenté. De sorte que lorsqu'un membre du clan de l'ours reçoit un membre de son clan, il s'adresse à lui dans ces termes : « Entre, ami, tu es de mon clan (mon totem) » ou encore « notre clan (totem) est celui de l'ours ». Ces indiens vénéraient par ailleurs des esprits protecteurs aux figures animales (ours, chacal, bison...) qui leur apparaissaient en rêve. Enfin, leurs contes et légendes parlaient d'êtres hybrides, moitié hommes moitié tortues, ou mi-homme mi-ours, qui auraient autrefois peuplé la surface de la Terre. J.K. Long, qui ne maîtrisait qu'imparfaitement la langue Ojibwa, en conclut un peu rapidement que l'animal-totem d'un clan correspondait à l'esprit animal qu'il célébrait dans ses cérémonies. Le totem étant représenté un peu partout - sur les armes, dans les habitations, sous forme de tatouage corporel - il pouvait donc être considéré comme une sorte de divinité tutélaire, un esprit qui assurait la protection de chaque clan. Tout au long du xixe siècle, d'autres observateurs vont rapporter d'autres faits similaires se passant en Australie, au Pérou, en Afrique, etc. On jugea même que l'institution du totem ressemblait beaucoup à des pratiques connues chez les peuples de l'Antiquité, les Celtes par exemple, qui vénéraient eux aussi des esprits-animaux.

La mode totémique en ethnologie

En 1865, l'ethnologue écossais, John F. MacLennan (1827-1881) rédige un article fondateur sur le totem dans la Chamber's Encyclopédia, article destiné à devenir une référence. J.F. MacLennan soutient que le totémisme est un stade universel par lequel sont passées toutes les sociétés humaines, comme en témoigne le fait qu'il est signalé dans de nombreuses régions du monde. Il est sans doute, pense-t-il, aux sources du phénomène social et religieux. L'institution du totem, remarque aussi J.F. MacLennan est associé à un interdit sexuel : celui d'épouser un membre de son clan. Derrière ce tabou, il y a une obligation déguisée, pense l'auteur : celle de favoriser une règle d'« exogamie » (terme ethnologique dont il est l'inventeur et signifiant l'obligation de trouver un conjoint à l'extérieur de son clan). Ainsi, chez les aborigènes, les membres du clan du corbeau se marient obligatoirement avec ceux de l'aigle (et inversement). Par ailleurs, on peut repérer aussi des interdits alimentaires relatifs à l'animal totémique : il est interdit de tuer et manger cet animal, puisqu'il s'agit d'un frère ou d'un ancêtre.

Cette association entre organisation sociale (clanique), religion (culte d'un esprit-animal), interdit sexuel (exogamie) et tabous alimentaires ne pouvait qu'intriguer au plus au point les premiers ethnologues. De fait, à partir des années 1880, le totémisme va devenir l'un des grands sujets de prédilection de l'ethnologie naissante.

Tous les grands noms de la discipline - Herbert Spencer, Edward Tylor, Willam R. Smith, John Lubbock, James Frazer, Arnold Van Gennep, Emile Durkheim - vont prendre le totémisme comme sujet d'étude. Certains auteurs, comme l'abbé Breuil (1877-1961) ou Salomon Reinach (1858-1932), suggèrent par ailleurs que les figures animales que l'on a découvertes dans les grottes préhistoriques pourraient être l'expression d'un totémisme préhistorique. Au-delà de leurs différences d'interprétation, tous s'accordent à y voir une institution primitive qui serait aux sources mêmes de la religion.

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Trois livres majeurs vont paraître sur le sujet au début des années 1910. C'est d'abord celui de J. Frazer, Totemism and Exogamy (1910), ouvrage monumental en quatre volumes qui recense toutes les données connues à l'époque sur le sujet, et qui va vite devenir une référence. Puis en 1912, Sigmund Freud (1856-1939) publie Totem et Tabou. Le livre est une sorte de scénario- fiction des origines, construit autour du thème du parricide. Le meurtre du père serait, selon S. Freud, au fondement de la religion et de la morale (voir l'encadré, p. 46). La même année, E. Durkheim sort son grand livre sur Les Formes élémentaires de la vie religieuse, sous-titré Le système totémique enAustralie.