En 1923, le pape Pie XI subventionna une expédition au cœur de la forêt africaine pour étudier les Pygmées (1). L’entreprise n’était pas missionnaire : il s’agissait de vérifier la théorie du « monothéisme primitif » selon laquelle les Pygmées croyaient en un dieu unique. C’est ainsi que des missionnaires ethnologues furent envoyés à la rencontre des petits hommes de la forêt. Parmi eux, il y avait le révérend père Paul Schebesta, missionnaire autrichien, qui fit plusieurs expéditions au Congo chez les Pygmées bambuti et leur consacra de nombreux ouvrages. Dans son livre Les Pygmées (Gallimard, 1940), il déclare avoir trouvé des coïncidences troublantes entre le dieu suprême des Pygmées, créateur de toutes choses, et celui de la Bible.
Depuis, les ethnologues ont corrigé les vues du révérend père. Certes, il existe dans le panthéon pygmée un dieu suprême. On raconte que ce dieu a donné naissance à un premier couple, Tollé et sa sœur Ngolobanzo, qui ont donné naissance aux humains. Cependant, ce dieu, lointain et distant, n’intervient pas dans la vie ordinaire. En revanche, les mânes – autrement dit les esprits bienfaisants – sont des bons génies qui aident à la chasse ou protègent des maladies. Ils s’opposent aux démons et mauvais génies qui peuplent la forêt, et président aux nombreux rituels qui organisent la vie quotidienne : ils apparaissent dans les rites d’initiation, de chasse, de guérison, de fertilité, de funérailles, etc.
Quittons maintenant la forêt équatoriale pour descendre à quelques centaines de kilomètres plus au sud. Là s’étend le grand désert du Kalahari. Ici, pas de végétation luxuriante ni d’animaux en abondance, mais un désert parsemé d’arbustes, de rochers et de rares points d’eau. C’est là qu’ont réussi à s’adapter les Bushmen. Comme les Pygmées, ils ont longtemps vécu en petites bandes de chasseurs-collecteurs. Eux aussi croient à l’existence d’esprits invisibles. Dans le panthéon des Bushmen san, il existe un dieu suprême : /Kaggen. Ce nom correspondant à celui de la mante religieuse, on en a déduit que les San vouaient un culte à la mante religieuse. En fait, précise David Lewis-Williams, « cet insecte était seulement l’une des manifestations de /Kaggen, lequel vivait normalement comme un San ordinaire, avec une famille pour laquelle il allait chasser. Il était à la fois bon et mauvais ou plutôt ni tout à fait bon ni tout à fait mauvais (2). »
La religion des Bushmen a été qualifiée de « chamaniste » en raison des ressemblances avec les rituels pratiqués par les peuples de l’Arctique. Lorsqu’il s’agit de guérir un malade ou de faire venir la pluie, les hommes et femmes se réunissent à la veillée autour du feu. Ils chantent, dansent, frappent dans leurs mains jusqu’à ce que l’un d’entre eux – le guérisseur – entre en transe (3). Il prend alors contact avec le monde des esprits. C’est ainsi qu’il parvient (du moins le croit-on) à retirer la maladie du corps du malade.
Ce rite très ancien est pratiqué également par les Bushmen kun qui vivent à plusieurs centaines de kilomètres des San. Il y a quelques années, les chercheurs ont découvert que les danses rituelles des San correspondaient à l’un des motifs des peintures rupestres retrouvées par les archéologues sur des parois rocheuses de la région (4).
Remontons maintenant vers le nord-est du continent africain, chez les Nuers, qui vivent au sud du Soudan et en Ethiopie (5). Les Nuers sont célèbres chez les anthropologues depuis l’étude classique que leur a consacrée Edward E. Evans-Pritchard en 1940. Traditionnellement, les Nuers sont des éleveurs de bétail. Dans cette société patriarcale (pour ne pas dire machiste), semi-nomade, l’organisation complexe croise des liens de parenté (clans et lignages familiaux), territoriaux (villages) et unités politiques (tribus). Comme les Pygmées ou les Bushmen, les Nuers croient aussi en l’existence d’un dieu supérieur, Kwoth, qui vit quelque part dans le ciel et est le créateur de toutes choses. Kwoth n’est pas le seul à peupler le monde des divinités. Il côtoie les esprits des ancêtres et les divinités totémiques. Ces divinités claniques jouent aussi un grand rôle dans l’imaginaire de chaque clan (6). Par exemple, le lignage des Leng a pour totem « l’esprit-lion ». Les Leng vouent donc un culte à cet animal et ne peuvent ni le tuer ni en manger. L’animal totem est représenté par un « fétiche », caché dans une case et sorti uniquement lors des cérémonies. La religion des Nuers a été qualifiée de « totémique » en raison de la présence de ces ancêtres totems (7).
Un noyau commun ?
Les Pygmées seraient donc animistes : ils s’adonnent au culte des esprits-animaux et aux forces de la nature ; les Bushmen seraient chamanistes, puisqu’ils font appel à un chamane pour amadouer les dieux, et les Nuers totémistes puisqu’ils vénèrent des totems propres à chaque clan.
Dans l’histoire des théories de la religion primitive, l’animisme, le totémisme et le chamanisme ont été pris tour à tour comme modèle (voir l’encadré, p. 31). Mais, tour à tour aussi, chacune de ces hypothèses a été rejetée après avoir subi une critique implacable. Finalement les anthropologues en sont venus à délaisser la question de l’origine des religions et du sentiment religieux « devant le souci de décrire la variété des genres de vie existant de par le monde (8) ».
Pourtant, il est peut-être possible de reprendre la question aujourd’hui sous un nouvel angle et en adoptant une autre démarche.
Les notions d’animisme, de totémisme et de chamanisme sont l’héritage d’un long passé de recherches savantes. Chacune de ces étiquettes reflète l’intérêt porté par les anthropologues sur telle ou telle facette des religions étudiées : les mythes totémiques chez les Aborigènes d’Australie, le personnage du chamane en Asie, les croyances animistes des religions d’Afrique noire. Or la focalisation sur les différents types de pratiques religieuses nous a rendus aveugles à une réalité plus simple et fondamentale. Derrière la diversité des formes, ces religions possèdent une forte homogénéité reposant sur un noyau commun de pratiques et de croyances.
Ce noyau commun comporte quatre éléments fondamentaux : 1) toutes les religions traditionnelles admettent l’existence d’un monde invisible peuplé de divinités : dieux, esprits, ancêtres, âmes ou forces surnaturelles ; 2) les hommes cherchent à se rendre favorables ces esprits à l’aide de rituels – prières, cérémonies collectives, rites propitiatoires ; 3) la religion impose aux individus des règles de conduite, des devoirs et interdits qui règlent la vie de la communauté ; 4) des médiateurs du sacré – chamane, prêtre, devin ou maître de cérémonie – sont chargés de présider aux rituels et de transmettre les connaissances relatives au monde du sacré. Au-delà de leurs différences, l’animisme, le totémisme, le chamanisme seraient bâtis sur cette même architecture commune.
• Le monde des esprits. Edward B. Tylor considérait que l’existence des âmes, des esprits invisibles n’était pas une caractéristique des « religions sauvages », mais un trait universel de toutes les religions. Que l’on se rende chez les Pygmées, les Bushmen, les Nuers ou que l’on aille partout ailleurs en Afrique noire, on découvrira un panthéon de divinités qui se ressemblent. Dans la plupart des sociétés africaines, il existe un dieu créateur – assez abstrait et distant. Mais ce dieu fait rarement l’objet d’un véritable culte. Dans les pratiques quotidiennes, on invoque plutôt toute une faune d’êtres invisibles – ancêtres, esprits de la brousse, héros fondateurs, divinités du clan. Dans la langue fon, parlée au Bénin (ex-Dahomey), ces esprits s’appellent les vodun : ce sont les forces mystérieuses et invisibles qui peuvent agir sur le sort des humains. Chez les Yorubas du Nigeria, le culte traditionnel est celui des orisha : ce sont des héros et ancêtres divinisés. Chez les Baoulés de Côte-d’Ivoire, les autres divinités sont les amuin. Ces esprits sont souvent représentés à travers les masques ou statuettes qui sont sortis à l’occasion des cérémonies. Ces sculptures en bois prennent alors des formes humaines, animales ou hybrides, parfois monstrueuses. On ne peut qu’être troublé par leur ressemblance avec des divinités que l’on trouve dans les îles océaniennes, ou dans le Grand Nord sibérien. Dans chacune de ces sociétés, on retrouve un panthéon complexe de divinités, ancêtres, esprits représentés sous forme de statuettes et de masques. Chez les Aborigènes d’Australie, ces divinités totémiques sont souvent peintes sur les parois rocheuses et régulièrement rénovées lors des grandes cérémonies totémiques. Que l’on se rende en forêt amazonienne, chez les Inuits ou dans les sanctuaires de Chine ou du Japon, on retrouve des personnages similaires. Que les visages des esprits varient partout (9) mais pas leur existence est un trait universel. A ces divinités sont associées des mythologies (cosmogonie, théogonie, anthropogénie) qui racontent la naissance et la structure de l’univers, la naissance des divinités, l’apparition des hommes et la raison d’être des choses.
• Les rituels. Une religion ne se résume pas à la croyance aux divinités. Elle se définit avant tout par un culte destiné à se concilier leurs faveurs. C’est le deuxième trait commun de toutes les religions. Chez les Bushmen, on invoque les esprits pour faire tomber la pluie, soigner un malade ou favoriser la chasse. Chez les Pygmées, les rituels répondent aux mêmes fonctions : rites de passage (pour faire entrer les garçons dans la société des hommes), rites propitiatoires (pour la chasse, la guérison) (10). Dans les sociétés agraires, comme chez les Yorubas, les cérémonies religieuses accompagnent les moissons ; les sociétés secrètes geledes sortent les masques des esprits lors des cérémonies d’initiation ou si une calamité s’est abattue sur la communauté (une épidémie par exemple). Si l’on compare sur ce plan les religions traditionnelles d’Afrique ou d’ailleurs, là encore, apparaît un fait commun : les esprits sont convoqués dans des moments précis et au moyen de rituels très codifiés. Ils interviennent lors des rites de passage (funérailles, mariages, initiation des adolescents), des rites propitiatoires destinés à favoriser la chasse, l’agriculture, l’élevage ou pour guérir des maladies. Les dieux et les rites qui leur sont associés ont donc affaire avec la préservation de l’ordre social, la survie du groupe, la protection de la famille, du clan, de la communauté. Contrairement à l’idée courante, la religion n’est pas destinée principalement à affronter l’angoisse de la mort mais à faire face aux problèmes de la vie : se nourrir, se soigner, organiser la place de chacun au sein du groupe.
• Les spécialistes du sacré. Un troisième trait commun unit les religions traditionnelles : toutes confient à des personnages spécifiques le contact avec le sacré. Chez les Bushmen, le chamane est celui qui préside aux cérémonies collectives et communique avec les esprits-animaux au cours de son « voyage » (la transe). Chez les Nuers, il n’existe pas de chamane dans ce sens précis, mais E. Evans-Pritchard a recensé des spécialistes chargés des contacts avec les esprits : « Outre le kuaa muon, qui est en relation rituelle avec la terre, et le wir ghol qui est en relation rituelle avec le bétail, il existe un certain nombre de spécialistes du totem, qui commercent rituellement avec les lions, les crocodiles, les oiseaux tisserins, etc. et sont par là capables d’influer sur le comportement de ces animaux. » Chez les Pygmées aka, le médiateur du sacré change selon le rite : ce peut être l’aîné pour invoquer è.zÉngì, le dieu de la forêt, le devin-guérisseur qui sollicite les mânes (bè. zíò) ou encore le maître-chasseur lors des rituels de chasse à l’éléphant. Ce dernier rite ressemble d’ailleurs fort à un rituel chamanique (11).
Dans toutes les sociétés traditionnelles, le contact avec les esprits et l’organisation des rituels sont confiés à des spécialistes. Ils ont pour nom chamane, prêtre, devin, guérisseur, maître de cérémonie. Les fonctions ne se recoupent jamais complètement, mais leur point commun est d’être les médiateurs avec le monde de l’au-delà.
• Morale et lois. Chez les Pygmées baka, on considère que les troubles qui surviennent dans la société (chasse infructueuse, épidémie, etc.) sont des punitions que les esprits infligent aux vivants parce qu’ils se sont mal conduits : à cause par exemple des disputes qui minent la communauté (12). Les esprits sont donc là pour veiller à la bonne marche de la société. De même, lorsque l’on initie un jeune homme sous l’égide de l’esprit Jèngi, on en profite pour lui rappeler ses droits et devoirs. La religion des Pygmées, comme celle des Bushmen, définit d’abord la loi du groupe. Si l’on se rend à l’autre bout de la planète, chez les Papous de Nouvelle-Guinée ou les Aborigènes d’Australie, on verra que, là aussi, les croyances et rituels religieux assignent à chacun – chasseur ou épouse – des codes de conduite sur la façon de se comporter en société : l’adultère, le vol, le meurtre sont partout condamnés et partout vont provoquer la colère des dieux. La religion, dans les sociétés traditionnelles, n’est rien d’autre que la gardienne de la loi et de la cohésion sociale. Voilà pourquoi d’ailleurs les divinités prennent des visages à la fois menaçants et protecteurs. Tout l’appareillage symbolico-rituel qui leur est associé (processions, masques, danses, chants, prières…) est destiné à attirer l’attention, à inquiéter, à intriguer et à marquer les esprits au fer rouge.