Henri Mendras, dans La Seconde Révolution française (Gallimard, 1994), décrit le formidable processus de « moyennisation » qu'a connu la société française de 1965 à 1984, faisant éclater les classes sociales traditionnelles. Car, au début du xxe siècle, la société française est composée de quatre groupes sociaux : les paysans, la bourgeoisie, le prolétariat et les classes moyennes. Chacun possède ses caractéristiques propres, sa culture, ses modes de vie. Chez les paysans, « toute la maisonnée vit au même pot et au même feu [...]. On mange uniquement ce que l'on produit [...]. Chez l'épicier, on n'achète que du riz, de l'huile, du café et du sucre. » Chez les bourgeois, « on ne parle pas, Monsieur, on compte », chante Jacques Brel. On compte d'autant plus que « chez ces gens-là », on vit souvent de rentes, car le patrimoine est la source principale du revenu. De plus, l'argent doit bien rentrer car les dépenses sont nombreuses : entretien de domestiques, d'une nourrice et d'un précepteur pour les enfants; réalisation de repas plantureux lors des réceptions, riches décorations d'intérieur, vêtements confectionnés dans de belles étoffes, etc. « Bien vivre avec ostentation était véritablement l'ambition commune et la préoccupation quotidienne de cette classe tout occupée de ses loisirs et de son confort », explique H. Mendras. Quant aux ouvriers, ils sont au mieux logés par leur employeur dans des cités ; au pire, ils occupent des logements dépourvus de tout confort, sans eau courante ni gaz, ni électricité. Les classes moyennes, composées de petits commerçants, d'employés d'entreprise, de petits fonctionnaires (surtout des instituteurs), sont mieux loties. Elles accèdent à des biens qui ne sont que des rêves pour les ouvriers : l'automobile, le confort ménager et les vacances. Dans La Gloire de mon père, Marcel Pagnol nous décrit admirablement l'ascension sociale de son père, instituteur dans le Midi de la France. Tous les étés, la famille Pagnol peut partir en vacances dans une maison louée, luxe inabordable pour un ouvrier. De ces écarts entre classes ourdie la violence. H. Mendras affirme que « les bourgeois ont vécu le Front populaire dans la crainte du Grand Soir qui bouleverserait les fondements de l'ordre social ». Mais les Trente Glorieuses vont faire éclater ces groupes aux revenus et aux styles de vie si différents. Vers quel type de société bascule-t-on alors ? A une perception marxiste de la société en termes de classes sociales opposées, H. Mendras propose de lui préférer une « vision cosmographique ».
Regardons la société comme nous regardons le ciel par une belle nuit d'été étoilée. A quel spectacle assistons-nous ? On aperçoit des groupes d'étoiles : les galaxies et des groupes de galaxies, les constellations. En empruntant ce schéma cosmographique, le sociologue organise la société française autour de deux constellations : la « constellation populaire » qui rassemble les ouvriers et les employés, et la « constellation centrale » composée de cadres, d'enseignants et d'ingénieurs. Gravite autour des deux constellations la galaxie des indépendants, et se positionnent aux extrémités les pauvres et l'élite. A elles seules, les deux constellations occupent une majeure partie du ciel social français. Elles concentrent les trois quarts de la population totale, contre 15 % pour les indépendants, 7 % pour les pauvres et 3 % pour l'élite. Le noyau dur de la « constellation centrale » est constitué des cadres. Comment se caractérisent-ils ? Ils sont proches des bourgeois de jadis car ils possèdent le savoir et la culture (ils sont diplômés). Mais leur culture n'est pas celle des « humanités » (maîtrise du grec et du latin). Leurs compétences sont techniques. Ils sont ingénieurs en aéronautique, gestionnaires des ressources humaines, responsables des ventes, etc. Leur patrimoine est avant tout du capital humain. En cela, les cadres se distinguent de la galaxie des indépendants-industriels, financièrement mieux dotés mais moins diplômés. Hors de leur lieu de travail, comment ces cadres se comportent-ils ? Leur mode de vie n'est pas celui de la distinction (comme chez les bourgeois) mais celui de l'égalitarisme. Lorsqu'ils reçoivent, les fêtes sont organisées sans « chichis », autour d'un barbecue en été, par exemple. Chaque convive, disséminé autour du barbecue à sa guise, et non plus autour de la table selon un strict schéma hiérarchique, fait griller des aliments simples qui n'ont pas nécessité de longues préparations culinaires. « Du haut en bas de l'échelle sociale, le rite est le même », avec des nuances tout de même dans le lieu : une villa luxueuse de la Côte d'Azur pour le cadre d'une grande entreprise, ou un jardin ouvrier de la banlieue parisienne pour l'employé d'un petit commerce.