John Rawls. Le libéralisme équitable

Œuvre majeure de la philosophie politique du XXe siècle, la Théorie de la justice de John Rawls cherche à réconcilier deux valeurs contradictoires : la liberté et l’égalité. En privilégiant cependant la première…

Devenu « classique » et « monument » de son vivant, John Rawls (1921-2002) est l’auteur qui a récemment le plus profondément influencé la philosophie politique. Aucune œuvre n’a sans doute, au XXe siècle, suscité tant de commentaires et d’interprétations. Chacun sur les échiquiers politiques et universitaires (au moins en philosophie morale) doit maintenant se situer par rapport à elle. La philosophie rawlsienne, abstraite des questions concrètes, n’est pourtant pas un guide pour la vie quotidienne ou pour la protection sociale. Sans applications pratiques immédiates, c’est une réflexion avec des propositions générales pour une société juste.

Avec une pensée et une écriture exigeantes, parfois arides, Rawls énonce des règles et des critères, pour établir des principes autour de l’idée de justice sociale et de l’idéal d’une société juste. Affirmant que tout individu revêt une valeur égale, il veut concilier liberté individuelle, performance économique, inégalités sociales et justice. Le projet, qui se veut résolument politique et non pas métaphysique, est d’ampleur.

Formé à Princeton, enseignant dans les prestigieuses universités de Cornell, du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et de Harvard (dont il est devenu l’une des figures emblématiques), Rawls se situe dans la lignée des grands théoriciens du contrat social. Intellectuel de la côte Est des Etats-Unis, il élabore sa théorie dans le contexte américain des années 1950-1960, marquées par la guerre du Viêtnam, la lutte pour les droits civiques et le lancement de la guerre contre la pauvreté.

Alors qu’il n’avait signé que des articles dans des revues académiques à faible diffusion, il rencontre un succès considérable avec son magistral ouvrage Théorie de la justice (publié en 1971) qui, avec ses multiples traductions, s’est vendu à des centaines de milliers d’exemplaires. Ce livre-somme, devenu thème de multiples exégèses de haut vol, a suscité un nombre incalculable d’articles et d’ouvrages pour le commenter, le réfuter, l’adapter ou simplement le prolonger. Les experts de science et de philosophie politiques, mais également les juristes, les économistes, les sociologues, auxquels il convient d’ajouter les hauts fonctionnaires et les responsables publics, se sont emparés du texte. De son côté, Rawls a engagé un travail constant de reformulation de ses positions, intégrant certaines des premières critiques. Toute son énergie aura été déployée depuis 1971 pour expliciter et rectifier ses conceptions, sans en modifier le cœur mais en les aménageant. Se tenant par nature à l’écart des mondanités et des couloirs politiques, le philosophe fut surpris de l’immense retentissement de son œuvre. Celle-ci, ou bien ce que l’on a bien voulu en retenir, a exercé une influence notable sur les esprits, les discours publics et les orientations des politiques publiques. En France, dans les années 1990, une sorte de « Rawlsmania » a accompagné la nouvelle vogue du terme « équité », pour tenter de légitimer un ciblage accru des politiques sociales sur les moins favorisés.

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Rawls ne s’attarde pas sur les questions sociales pragmatiques. Il propose une conception des règles fondamentales du fonctionnement des institutions sociales conformes à nos intuitions les plus profondes, et aptes à accompagner le progrès. Libéral et égalitaire, il souhaite établir les bases intellectuelles et institutionnelles d’une coexistence harmonieuse entre efficacité économique et justice sociale. De toute sa théorie ressortent le rejet de l’exclusion et l’affirmation inconditionnelle de la dignité humaine.

 

Des inégalités légitimes

Pour Rawls, une société juste est d’abord une société qui assure l’égale liberté des uns et des autres. C’est ensuite une société juste si elle répartit les « biens premiers » (droit de vote, liberté de pensée, avantages socioéconomiques, etc.) de manière équitable entre ses membres. Les inégalités y sont légitimes si elles peuvent profiter aux plus désavantagés (notamment lorsque les performances économiques permettent à tous les individus d’améliorer leur situation). Rawls donne très peu d’exemples. On peut cependant dire que les augmentations de salaires, par nature inégalitaires (si elles ne sont pas systématiques), peuvent être dites justes. Il faut pour cela qu’elles bénéficient aux plus compétents, ceci amenant plus d’efficacité et, en retour, de potentielles retombées positives sur les moins favorisés.

Rawls est incontestablement le penseur de l’équité. Mais l’expression n’est pas de lui : Aristote envisageait l’équité comme un complément et une correction de l’égalité. Pour Rawls, l’équité n’est pas amendement. Elle est un nouveau nom du juste, du point de vue légal (1).