L'Afrique, continent fantasmé

Les réactions suscitées par l’épidémie d’Ebola le montrent : 
l’Afrique effraie autant qu’elle fascine, 
comme si elle méritait un traitement à part dans la mondialisation.

L’épidémie d’Ebola qui sévit en Afrique de l’Ouest depuis six mois oblige à repenser nos représentations de l’Afrique. L’image donnée par les médias, en effet, enferme à nouveau le continent dans une sorte de fatalité de la malédiction, qui tranche singulièrement avec les visions enthousiastes de ces dernières années. L’Afrique émergente vient une nouvelle fois de s’effacer, pour laisser place à ce perpétuel ostracisme, comme si, telles les sept plaies d’Égypte, tous les malheurs du monde ne pouvaient que l’affliger. Les compagnies aériennes ont suspendu leurs vols, les séjours touristiques et les manifestations sportives sont annulés, même à des milliers de kilomètres de l’épicentre de la maladie. Les entreprises des industries extractives, desquelles dépend largement le décollage économique, évacuent leurs cadres, promettant au continent l’entrée inévitable dans une phase de récession dont il mettra de nombreuses années à se relever. La crise alimentaire a déjà ­commencé à frapper les régions touchées par le blocus mis en place autour d’elles. L’Afrique subit ainsi une double peine : celle de la maladie, qui a déjà tué près de trois mille personnes et continue de s’étendre parce que le personnel soignant est débordé et manque de moyens, payant le premier tribut à la mortalité, et celle des mesures de… rétorsion de la communauté internationale, effrayée de cette propagation. Comme on parquait hier à l’écart du monde les lépreux, les cholériques ou les pestiférés, Ebola fait ressurgir des réflexes d’un autre âge : mettre l’Afrique en quarantaine pour se prémunir de la contagion.

Une extraordinaire hétérogénéité

Pourtant, cette maladie, malgré ses manifestations effrayantes et l’absence de traitement, est en réalité beaucoup moins contagieuse que toutes celles qui se diffusent par aérosols, comme la tuberculose ou la grippe : pour la contracter, il faut être en contact direct avec un fluide corporel d’un malade (les 5 S : sang, sperme, salive, selles, sueur). Elle est bien moins meurtrière que le paludisme (660 000 morts par an), le sida (le double) et demande juste une réponse concertée de la communauté internationale­ pour être enrayée : plus de moyens pour les soignants, ne plus diaboliser les malades, tentés de fuir plutôt que de se retrouver parqués dans des mouroirs, bref la coopération plutôt que le cordon sanitaire. Espérer dresser des barricades étanches est, en outre, tout à fait illusoire en raison de la porosité des frontières et de la longue durée de l’incubation, pendant laquelle le malade est non seulement non contagieux, mais totalement asymptomatique. Pourquoi ce traitement spécifique à l’Afrique ? Dans Bowling for Columbine, le réalisateur Michael Moore se gaussait déjà de la diabolisation des abeilles « tueuses » venues d’Afrique. Le cœur des ténèbres n’est jamais très loin. Pourtant, ce continent ne mérite pas un traitement spécifique, d’autant que son gigantisme rend difficile toute généralisation à son sujet : 54 pays, plus d’un milliard d’habitants, 30 millions de km2, l’Afrique occupe près du quart des terres émergées du globe. Les superficies réunies de la Chine, de l’Inde, de l’Europe de l’Ouest et des États-Unis ne suffiraient pas à la recouvrir entièrement ! Des déserts sahariens aux forêts congolaises, des petits États insulaires très développés comme Maurice aux pays les plus pauvres du monde comme la Centrafrique ou le Niger (en dépit de ressources minières colossales), comment mettre dans le même sac des civilisations, des paysages et des niveaux de développement si hétérogènes ? L’Afrique, ce sont les géants géographiques que sont l’Algérie méditerranéenne et saharienne, 2,4 millions de km2, ou la République démocratique du Congo, 2,3 millions de km2, le géant démographique qu’est le Nigeria équatorial et tropical humide, 170 millions d’habitants, mais aussi les petites îles de Sao Tome-et-Principe, 200 000 habitants, du Cap-Vert, 500 000 habitants, des Comores, 900 000. L’Afrique réunit à la fois l’Afrique du Sud, pays émergent, dont le climat au Cap rappelle celui de la Provence, un PNB de près de 400 milliards de dollars et un revenu par habitant de 12 000 dollars, mais aussi la RDC équatoriale, dont le revenu par habitant ne dépasse pas 400 dollars, l’Érythrée semi-aride et le Burundi des grands lacs, où il reste inférieur à 500 dollars… Nul autre continent ne déchaîne pourtant autant de passions et d’affrontements. Il y a ceux qui « connaissent l’Afrique », ceux qui « aiment l’Afrique », et prétendent tout savoir à son sujet. Et les autres, à qui tout droit de s’exprimer est dénié. Les premiers y ont généralement vécu. Toute leur vie pour les « vieux Africains ». Quelques années pour les expatriés et les coopérants humanitaires. Le résultat est le même : personne n’a le droit de donner un avis différent du leur, forcément vrai puisque frappé du sceau de l’expérience. Pourtant, ceux qui prétendent tout savoir de l’Afrique parce qu’ils ont passé de longues années au Sénégal, au Gabon ou en Côte d’Ivoire, ne la connaissent pas plus que ceux qui ont vécu à Monrovia, Kampala ou Lilongwe. Les premiers connaissent une parcelle d’Afrique, celle de l’espace francophone, encore très lié à l’histoire de la colonisation française. Les seconds ont une autre pratique de l’Afrique, une autre expérience. Ils ne racontent pas la même histoire, ils ne parlent pas le même langage.