Que le siècle des Lumières soit à la fois celui de « l’invention de la liberté » et de l’avènement de l’individu moderne, voilà qui semble aller de soi. L’histoire du 18e siècle ne peut-elle être regardée comme « la scène sur laquelle un mouvement de liberté fuse, éclate et s’épanouit en un scintillement tragique » ?, ainsi que le résume Jean Starobinski (L’Invention de la liberté. 1700-1789, Gallimard, rééd. 2006). La devise révolutionnaire « Liberté, égalité, fraternité » ne dit-elle pas la place essentielle de la liberté et des droits de l’individu dans l’héritage des Lumières ? Au 18e siècle, la réhabilitation de la nature humaine et la naissance de l’idée de bonheur n’engagent-elles pas aussi bien à restituer dans ses droits une liberté première, dont le sujet a été dépossédé par les monarchies absolutistes, qu’à promouvoir une liberté du citoyen ?
De Rousseau au totalitarisme ?
Et pourtant, de nombreuses voix se sont élevées depuis la Révolution pour instruire le procès des Lumières ou de certains de ses représentants, en particulier Rousseau. Depuis le calviniste genevois Mallet du Pan, penseur de la Contre-Révolution, jusqu’à Jan Marejko en passant par Benjamin Constant, Isaiah Berlin ou encore Jacob Talmon, beaucoup ont reproché à l’auteur du Contrat social (1762) d’avoir exigé le sacrifice de l’individu au nom de la volonté générale et d’être ainsi à l’origine de la Terreur, voire du totalitarisme. Pour Benjamin Constant, le tort de Rousseau serait d’avoir pensé la liberté selon un modèle antique négligeant les aspirations de l’individu. « En transportant dans nos temps modernes une étendue de pouvoir social, de souveraineté collective qui appartenait à d’autres siècles, ce génie sublime qu’animait l’amour le plus pur de la liberté a fourni néanmoins de funestes prétextes à plus d’un genre de tyrannie. »