L'amour : une philosophie nouvelle pour le XXIe siècle

L’amour a longtemps été tenu à l’écart de la tradition philosophique occidentale.
Aujourd’hui pourtant, des philosophes le voient comme un questionnement central dans leur réflexion. 
Analyse d’un phénomène qui ne manque pas de surprendre…

Pourquoi cet engouement des philosophes pour l’amour ?

S’il a inspiré et inspirera sans doute encore les plus belles pages de la littérature, l’amour n’a pas fait bon ménage avec la tradition philosophique occidentale. Il serait faux d’affirmer que les grands philosophes ne se sont pas exprimés sur leur conception de l’amour : de Platon à Jean-Paul Sartre en passant par Montaigne, Jean-Jacques Rousseau, Arthur Schopenhauer ou Søren Kierkegaard, nombreux sont ceux qui en ont offert leur propre vision.

Il n’empêche que face au désenchantement généralisé du monde, l’amour, sentiment enchanteur entre tous, aurait très mal résisté aux développements de la pensée philosophique. Éros « aurait rejoint les autres dieux au cimetière des vieilles inepties (…). Sous le romantisme godiche, c’est le réel du sexe, du calcul et de la volonté de puissance qui se dissimulerait grossièrement. Le sentiment amoureux, associé à une “religiosité de pacotille” ne vaudrait donc pas plus de deux heures de peine conceptuelle. »

L’amour, sujet central de la vie des humains que nous sommes, objet premier de toutes les littératures, du cinéma, des séries et des reality-shows les plus ébouriffants, ne serait donc pas un objet philosophique. Circulez, il n’y a rien à voir…

Pourtant, depuis quelque temps, une floraison d’essais signés par des philosophes s’étale sur les rayons des librairies : Le Paradoxe amoureux (Pascal Bruckner), Le Sexe ni la mort (André Comte-Sponville), Éloge de l’amour (Alain Badiou), De l’Amour (Luc Ferry)… pour ne citer que quelques publications récentes.

publicité

Opérations commerciales (l’amour, cela fait vendre) ? Effet parmi d’autres d’une certaine « mièvrerie postmoderne » comme le suggèrent de façon un peu méprisante les détracteurs de la pensée contemporaine ? Avant de se plonger dans le contenu de ces ouvrages, on peut déjà avancer deux raisons plus sérieuses.

D’une part, il faut souligner la montée en puissance des sciences humaines, qui se sont emparées du domaine : les sociologues se penchent sur les relations entre les individus, explorent ce qu’ils appellent « la sphère privée » qui a pris une place majeure dans les sociétés contemporaines, mettent en évidence l’importance de la reconnaissance, de l’épanouissement individuel, du respect de l’autre et de la manière dont il s’exprime – ou non – à travers les relations amoureuses 1. La psychanalyse a avancé, depuis Sigmund Freud et Jacques Lacan, ses propres analyses de la passion et du désir… La psychologie évolutionniste s’est penchée sur les fonctions de la pulsion sexuelle et de l’« amour romantique », vues comme des émotions liées à la chimie de notre cerveau 2. Alors que tout un courant de la psychologie positive montre le rôle des relations d’amour et d’amitié sur le bien-être des individus 3.

D’autre part, les philosophes contemporains ont réinvesti une tradition philosophique ancienne, celle de la recherche de l’art de vivre. Comment parvenir à la « bonne vie » dans un monde qui se transforme depuis les grandes ruptures initiées par la contre-culture de la seconde moitié du XXe siècle ? La recherche du bonheur et de la sagesse, sujet central des philosophies de l’Antiquité, revient sur le devant de la scène en ne manquant pas de faire une bonne place à l’amour.

C’est pourquoi, d’ailleurs, on trouve dans les essais contemporains une résonance avec les conceptions de l’amour des ancêtres de la philosophie occidentale. Des conceptions contrastées opposaient un Platon pour qui l’amour était « une folie divine » à un Lucrèce pour qui « la seule vérité est celle du corps ». Tout autant qu’elles marquent une rupture entre les conceptions idéalistes d’un A. Comte-Sponville et le matérialisme athée d’un Michel Onfray. C’est ce que montre de manière détaillée la philosophe Olivia Gazalé dans Je t’aime à la philo (2012). Une nouvelle preuve de la montée du phénomène.

L’amour comme nouveau paradigme

Pour L. Ferry, l’affaire est entendue. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère de la pensée dans laquelle l’amour serait devenu le paradigme central. Qui serait prêt aujourd’hui, dans le monde occidental, à mourir pour Dieu, pour la patrie ou pour une révolution ? Qui entretient encore un rapport sacrificiel avec ces grands idéaux ? En revanche, affirme-t-il, « une nouvelle phénoménologie du sacré contemporain ferait apparaître avec évidence que les seuls êtres pour lesquels nous serions prêts à mourir, à risquer nos vies (…) » sont ceux que l’on aime. Pour lui, l’amour est le principe qui donne sens à nos vies et à nos engagements. Dans La Révolution de l’amour (2010), L. Ferry se livre à une histoire de la pensée philosophique occidentale pour expliquer le phénomène.

D’une part, il décrit longuement les étapes qui ont abouti à l’effacement du sacré. « Les grands principes fondateurs sur les plans éthique, politique et métaphysique que furent dans l’histoire de l’Occident le cosmos des Grecs, le Dieu des juifs et des chrétiens, et tout autant le sujet métaphysique du premier humanisme ont été passés à la moulinette de la déconstruction. » Une déconstruction initiée dès le XIXe siècle par des philosophes tel Friedrich Nietzsche. Les bouleversements du XXe siècle lui ont donné toute son ampleur : transformations sociales, émancipation généralisée, montée en puissance d’une société individualiste et hédoniste favorisée par l’essor du capitalisme libéral et de la société de consommation.