L'argent fait-il le bonheur ?

Que deviennent les gagnants du loto, les brusques milliardaires de la nouvelle économie, les héritiers des grosses fortunes ? Sont-ils plus heureux qu’avant ? Il est désormais possible de répondre objectivement à cette question grâce aux nombreuses enquêtes désormais disponibles, tant sur le mode de vie des nouveaux riches que sur l’évaluation de leur bien-être.
L’argent ne fait pas le bonheur, affirme le vieux dicton populaire. Ce à quoi Jules Renard – jamais avare d’un bon mot – rétorquait : « Si l’argent ne fait pas le bonheur : alors rendez-le ! » (Journal, 1906). Alexandre Vialatte qui, lui aussi, avait le sens de la formule, ajoutait : « L’argent ne fait pas le bonheur… Surtout quand on en manque. » On ne se lasse pas des maximes et autres aphorismes sur le sujet. La suivante est de Spike Milligan : « L’argent ne peut vous procurer le bonheur, mais il peut vous apporter une forme de misère plus plaisante. » L’humoriste britannique savait de quoi il parlait. Il avait connu le succès et l’argent grâce à ses nombreux shows, films et livres. Cela ne l’empêcha pas, toute sa vie durant, de souffrir de maniaco-dépression et de penchants suicidaires…
Au-delà des formules canoniques et bons mots, que sait-on exactement des liens entre argent et bonheur ? Ne pourrait-on les étudier objectivement ? Puisque l’argent fait rêver tant de gens, il serait bon de savoir si la fortune est vraiment à la hauteur des espoirs qu’elle suscite. Il est aujourd’hui possible de répondre à ces questions grâce à tout un arsenal de recherches. Les unes portent sur le mode de vie des riches, leur état moral et psychologique. De même, on dispose aussi de beaucoup de données statistiques sur les relations entre le taux de bien-être et le niveau de revenus. Voici ce que nous apprennent ces études.
Jack Whittaker, un Américain de 55 ans, s’est arrêté un jour de décembre 2002 dans le supermarché de la petite ville de Hurricane (Virginie-Occidentale) pour se payer un sandwich. Au passage, il en profita pour acheter un billet de loterie. Le 26 décembre, le tirage lui attribuait le plus gros gain jamais réalisé dans toute l’histoire des jeux d’argent : 315 millions de dollars ! Deux ans plus tard, J. Whittaker faisait de nouveau parler de lui dans les journaux, mais pour de tout autres raisons. D’abord comme victime : il s’était fait dérober une grosse somme de liquide qu’il gardait dans sa voiture après avoir été drogué par ses fréquentations peu scrupuleuses (on apprit à l’occasion qu’il était devenu coutumier des casinos, clubs de strip-tease et sex-shops). Puis il fut impliqué dans quelques délits : conduite en état d’ivresse, agression contre une barmane. Enfin la tragédie s’abat sur sa famille. En 2004, sa petite-fille Brandi est retrouvée morte d’overdose. Un an plus tôt, c’était le petit ami de Brandi qui avait été retrouvé mort dans sa propre maison.
De telles histoire ne sont pas rares. Thauer Willis, auteure d’un livre, Le Côté sombre de la richesse (1), a recueilli de nombreux récits sur les déboires des nouveaux riches. Ainsi le cas de Sam, un jeune Américain de l’Illinois. Il a hérité à l’âge de 21 ans de l’immense fortune familiale, le mettant à l’abri du besoin pour le reste de ses jours. Oui mais voilà : Sam rêvait depuis son adolescence de devenir un grand écrivain ou un journaliste célèbre. Que lui a apporté la fortune ? Tout ce qu’il voulait… sauf de réaliser son vœu le plus cher : écrire et devenir un grand écrivain. Car le talent ne s’achète pas. A noter que Marcel Proust, à la différence de Sam, était à la fois un riche rentier et un grand écrivain. Mais il n’était pas très heureux pour autant.
Evidemment, on dira – avec raison – que ces histoires singulières ne sont pas forcément significatives. Pour savoir ce qu’il en est du bonheur des nouveaux riches, il faut sortir des anecdotes et avoir des données plus systématiques, donc plus fiables. Eh bien, ces données existent. Une étude britannique de 2004, menée auprès de 249 joueurs gagnants du loto, révèle tout de même que plus de la moitié se sont déclarés plus heureux qu’auparavant. La majorité des autres ne voient pas d’amélioration. 2 % des gagnants se sentent moins heureux (2) : on peut considérer que ce n’est pas très probant. Sachant que les chances de gagner le gros lot sont infinitésimales (à peu près aussi réduites que d’atteindre un confetti en lançant une fléchette dans un champ du haut d’un hélicoptère), on sait désormais qu’il y faudra en plus une chance sur deux pour espérer en retirer un bonheur plus grand. L’étude a pourtant été diligentée par Camelot Group PLC, l’opérateur de la loterie nationale en Grande-Bretagne, soucieux de montrer que « l’argent permet d’acheter le bonheur ».

Le mirage du bonheur éternel

D’autres études, plus anciennes, ont donné des résultats encore moins encourageants. En 1978, des chercheurs avaient surpris en annonçant, statistiques à l’appui, que les gagnants au loto n’étaient pas plus heureux que les individus normaux, qui eux-mêmes n’étaient guère plus heureux que des paraplégiques (3) ! Le propre de cette enquête avait été d’interroger les gens plusieurs années après que le succès ou le malheur se fut abattu sur eux et eut bouleversé leur vie. Or si le gain apporte les premiers temps un réelle satisfaction, celle-ci s’estompe avec le temps.
Le bonheur de changer de condition est en effet soumis à un double processus d’érosion. Celui du temps d’abord. Par exemple, réussir le bac procure au lycéen un intense bonheur le jour du résultat, un peu moins les semaines suivantes. Les mois et les années passant, le fait d’être bachelier ne peut plus vous rendre heureux. Pas plus que le fait de voir la lumière du jour (ce qui rendrait fou de joie un aveugle), ou de marcher sur ses jambes (ce dont rêvent les paralysés). De même le plaisir procuré par l’argent (confort, rencontres, etc.) tient à la nouveauté des plaisirs qu’il procure. Mais leur renouvellement quotidien finit aussi par lasser. On est heureux de retrouver ses amis lors d’une fête, on savoure de manger dans un grand restaurant, d’acheter des cadeaux pour ses parents. Mais si cela devait se reproduire tous les jours, l’ennui et l’indifférence s’installeraient bien vite.
Le second facteur d’érosion est encore plus implacable. La réalité n’épouse jamais nos rêves. On survalorise les plaisirs en gommant les désagréments. On voit les problèmes du jour résolus, on ne voit pas les problèmes nouveaux qui apparaissent. On se voit riche : manger tous les jours dans des restaurants trois étoiles, avec une horde de domestiques à son service. Mais on ne voit pas qu’à force de repas trop lourds, une bedaine apparaît. L’opulence ne donnera pas le corps svelte des jeunes serveuses, bien moins riches, mais plus jeunes, belles et radieuses. On se voit sur un yatch, longeant un lagon sur une eau bleu émeraude, mais on oublie le coup de soleil sur les épaules, les moustiques, le vent qui souffle un peu trop fort aujourd’hui. On se voit couler des jours tranquilles dans un chalet en Autriche, dans une résidence d’été sur une île grecque. Mais les années passent et vous n’avez pas forcément rencontré la personne de votre vie ou réalisé le projet qui vous passionne. Pour un peu, vous en viendriez à vous lasser du luxe et à rêver avec nostalgie des joies simples du passé : les années d’études, les fous rires avec les amis, les premiers baisers sous un porche, etc.
Bref, l’imagination idéalisée du paradis ne correspond qu’à quelques moments furtifs de sérénité. Les images de cartes postales promettent des plaisirs fugaces et non des états de grâce permanents. « Il y a deux drames dans la vie, disait Oscar Wilde, celui de ne pas obtenir ce que l’on désire, et celui de l’obtenir. » Ce décalage entre le bonheur attendu et le bonheur effectif proviendrait d’une confusion. Lorsqu’on anticipe sur le bonheur supposé des gagnants du loto ou le malheur des paralysés, on confond leur état après l’événement et la situation sur long terme.
S’il nous semble évident que l’on doit être infiniment heureux de gagner au loto et terriblement malheureux d’être paralysé, c’est que l’on confond deux choses : la joie procurée au moment du gain et l’état permanent qui s’ensuit les mois et années d’après. C’est tout de même une relative bonne nouvelle pour les nouveaux paralysés (plus nombreux que les gagnants du loto) : le grand désespoir lui aussi ne perdure pas et, le temps passant, la plupart s’adaptent et retrouvent leur niveau de satisfaction d’antan.
D’autres types d’études permettent de cerner les relations entre bonheur et richesse. Ronald Inglehart, professeur au Centre d’études politiques de Chicago, fut l’un des premiers à rassembler des données comparatives sur le rapport entre richesse nationale et bonheur. Dans ses fameuses enquêtes « World values Survey », il a comparé l’indice de bien-être dans 82 pays (4). Surprise : si on en croit ces données, c’est à Porto Rico que les gens se déclarent plus heureux qu’ailleurs.
Globalement, le classement fait apparaître que les pays d’Amérique latine arrivent en tête. Le Mexique arrive en 2e position, quand les Etats-Unis ne sont qu’au 15e rang à l’indice du bien-être – on en viendrait à se demander pourquoi tant de Mexicains passent la frontière pour rejoindre les Etats-Unis. Les Français arrivent en 26e position. Au coude à coude avec l’Angleterre et l’Allemagne, mais après… l’Arabie Saoudite ! Les pays les plus malheureux sont d’ex-pays communistes : Russie, Géorgie, Arménie, Roumanie, Biélorussie, Albanie.
D’autres enquêtes ont été menées, cette fois sur l’évolution du bien-être au fil du temps dans un même pays. Dans la plupart des pays industrialisés, entre les années 1960 et 1980, le revenu par habitant a pratiquement quadruplé, et pourtant le bien-être moyen n’a pratiquement pas bougé entre 1960 et 1987 (5). Robert H. Frank en conclut que « les gens ont pu acheter une voiture, une machine à laver, des appareils photo, la télévision et des tas d’autres choses, mais on n’a pas pour autant enregistré une augmentation significative dans l’échelle du bonheur (6) ».