L'égalité à tout prix

La lutte contre les discriminations, les dispositifs de discrimination positive ou la parité sont les témoins d’une demande exponentielle de justice sociale. Mais l’égalité suffit-elle à faire une société juste ?

Aussi étrange que cela puisse paraître, la justice sociale et les sentiments d’injustice n’ont guère passionné la vie intellectuelle et scientifique française jusqu’au début des années 1990. La domination et le pouvoir intéressaient plus les chercheurs que la justice sociale. Il ne semblait pas nécessaire de se demander dans quelle mesure certaines inégalités étaient plus injustes ou plus acceptables que d’autres et de s’interroger sur les conceptions individuelles et collectives de la justice, cela intéressant surtout les psychologues, Jean Piaget et Lawrence Kohlberg étant les plus connus, et les philosophes du contrat social.

Au même moment, la scène intellectuelle américaine avait été dominée par Théorie de la justice de John Rawls (1971) et par tous les débats qu’il a entraînés, sans que la France, à l’exception de quelques spécialistes, paraisse concernée. La traduction du livre de J. Rawls en 1987 et, dans la foulée, des livres de Ronald Dworkin, Will Kymlicka, Robert Nozick, Michael Sandel, Philippe Van Parijs, Michael Walzer… et de nombreux autres, va élargir le regard sociologique hexagonal vers les questions de justice sociale 1. Un débat américain traverse l’Atlantique vers la France, de la même manière que, vingt ans plus tôt, la french theory avait conquis les campus américains. Mais on ne saurait expliquer l’intérêt pour les questions de justice sociale par la seule découverte tardive d’un best-seller intellectuel mondial. Encore fallait-il que le terrain soit favorable à de nouvelles questions et à la redécouverte de questions oubliées.

Un changement de nature et de perception des inégalités

La question de la justice sociale et des inégalités se pose à nouveaux frais quand la nature même des inégalités sociales devient problématique. Les trois décennies qui suivent la guerre ont été « l’âge des classes sociales » ; des CSP de l’Insee aux modèles de la représentation politique en passant par les catégories des sociologues, il allait de soi que les inégalités sociales formaient un système de classes et que cette structure déterminait toutes les inégalités. Déclin de la société industrielle, épuisement du communisme, déploiement de la consommation, singularisation des parcours…, cette manière de lire la vie sociale s’efface progressivement. Mais ce retrait n’est pas identifiable à un recul des inégalités sociales ou à une vaste « moyennisation » de la société. Au contraire, nous entrons dans un régime d’inégalités multiples. Nous visons et nous mesurons des inégalités définies par un nombre croissant de critères : inégalités de revenus, inégalités de santé, inégalités scolaires, inégalités d’accès à des biens et des services, inégalités spatiales… En même temps, chacun de nous se vit comme étant plus ou moins inégal « en tant que » : en tant que travailleur, que femme, que jeune, que membre d’une communauté, que minorité… La liste des critères de définition des inégalités paraît s’étendre à l’infini, de la même manière que la liste des caractéristiques individuelles qui peuvent entraîner une inégalité. Ainsi, sans que les inégalités « explosent » au tournant des années 1990, elles semblent se multiplier et se singulariser. Bien sûr, toutes ces inégalités étaient déjà là, mais dans une large mesure elles semblaient « naturelles » et « invisibles », recouvertes par la structure des inégalités de classes. Depuis cette période, toutes les enquêtes montrent que les Français ont le sentiment que les inégalités se creusent alors que les données disponibles, notamment celles de l’Insee aboutissent jusqu’en 2008 à des constats plus modérés.

Toutes les inégalités sont-elles injustes ?