Dès ses débuts, l’Empire espagnol des Amériques a été rendu possible par les effets létaux de certaines épidémies. Peu après que Christophe Colomb et son équipage ont traversé l’Atlantique, les Européens et les Africains amenèrent variole, rougeole, oreillons, grippe, peste et paludisme aux Amériques. Le système immunitaire des Amérindiens, faute d’exposition antérieure à ces infections, n’était pas préparé à résister à ces vagues successives d’agents pathogènes. Cet accident de l’histoire biologique, associé à des guerres répétées et à des massacres, aboutit à un résultat inouï : en cinq générations, la population amérindienne s’effondra peut-être au dixième de ce qu’elle était à la veille de l’arrivée de Colomb. Les Espagnols érigèrent leur empire dans les Amériques sur les ruines des sociétés amérindiennes.
La révolution sucrière
Dans les terres côtières des Caraïbes, le déclin autochtone fut encore plus prononcé. Là prospérait le paludisme, bientôt rejoint par la fièvre jaune. Des infections transmises par des moustiques qui pullulent dans cet environnement chaud et humide, mais évitent les climats plus froids des Andes ou du Mexique central. Si la fièvre jaune est une infection très létale chez l’adulte non immunisé, sa virulence est limitée chez l’enfant. Dans le siècle et demi qui suivit l’arrivée de Colomb, les Espagnols réussirent à s’installer. Ils fondèrent des cités, construisirent des forts, défrichèrent des champs, élevèrent des familles… Bref, ils établirent une présence politique et démographique sur les îles et les côtes continentales des Caraïbes. Les colons, nés et élevés en ces lieux, subissaient la fièvre jaune durant leur enfance, lui survivaient et bénéficiaient d’une immunité à vie. Ils avaient aussi souffert de quelques crises de paludisme, développant une résistance à cette seconde maladie – on ne s’y immunise jamais.
Au début du XVIIe siècle, des réfugiés portugais et néerlandais venus du Brésil introduisirent la culture de la canne à sucre dans les Caraïbes. Ce fut le début d’une révolution écologique et démographique, qui renforça l’emprise qu’exerçaient déjà paludisme et fièvre jaune sur la région. Les plantations offrirent un environnement favorable au moustique porteur de la fièvre jaune, de même que les cités portuaires qui s’étendaient pour accompagner l’essor des exportations de sucre. Les vaisseaux négriers venus d’Afrique occidentale amenèrent de nouveaux virus, tant de la fièvre jaune que du paludisme de type Plasmodium falciparum, confortant le statut de ces infections comme endémiques aux Caraïbes. Un nouveau paradigme infectieux se mit en place, dangereux pour tous, mais surtout pour toute personne née et élevée dans des lieux exempts de paludisme et de fièvre jaune, qui n’avait pas pu rencontrer ces virus dans son enfance.
L’arrivée du sucre eut une seconde conséquence : elle conféra plus de valeur aux Caraïbes. Les pouvoirs européens avaient plus de raison que jamais de s’emparer des îles et ports espagnols. Anglais, Néerlandais et Français s’y étaient déjà essayés auparavant, mais seulement à petite échelle, plus souvent par initiative privée que par d’authentiques efforts coordonnés par l’État. Cela changea au milieu du XVIIe siècle.