« Les Lumières » : le mot ne laisse personne indifférent. Il évoque des souvenirs scolaires, Candide et l’Encyclopédie, mais il est aussi investi d’une forte charge affective et politique. Les Lumières se présentent à nous comme une tradition qu’il faudrait défendre et approfondir, ou, à l’inverse, critiquer et combattre. Réunir les philosophes du 18e siècle, leurs textes et leurs idées, sous la catégorie de « Lumières », c’est réclamer un héritage. Les philosophes des Lumières seraient nos pères fondateurs : les théoriciens de la démocratie libérale, de la tolérance religieuse, du progrès scientifique. Déjà, sous la Révolution française, Voltaire et Jean-Jacques Rousseau furent placés côte-à-côte au Panthéon. Leurs désaccords ne pesaient plus rien face au besoin ressenti par les révolutionnaires de se construire une légitimité rétrospective. Plus tard, au 20e siècle, « Les Lumières » sont devenus une catégorie de l’histoire de la philosophie, puis de l’histoire culturelle. Il s’agissait de traduire le terme allemand Aufklärung, mais surtout de défendre l’héritage des démocraties libérales face à la montée en puissance des idéologies fascistes.
Les Lumières ne désignent donc pas un simple moment dans l’histoire de la pensée européenne. Elles évoquent toujours un héritage, un ensemble de valeurs qui nous ont été transmises et dont nous devons éprouver la validité dans un monde qui ressemblent de moins en moins à celui de Diderot et d’Alembert. Aujourd’hui encore, devant les crises de la modernité, le retour du religieux, les inquiétudes écologiques, les périls de la mondialisation et le regain des nationalismes, l’héritage des Lumières est périodiquement invoqué, comme un viatique ou un talisman. Mais quelle est, précisément, sa nature ? Ici, les avis divergent.
Problématiser les Lumières
Trop souvent, les Lumières sont décrites comme un bloc homogène, le socle doctrinal de la modernité occidentale. Elles désignent alors le culte de la raison et du progrès, le rejet des croyances religieuses, l’attachement aux libertés et aux droits humains. Elles sont parfois réduites à un modernisme un peu fade, une conception idéaliste de la nature humaine, indéfiniment perfectible, un scientisme intransigeant. En France, en particulier, les Lumières semblent faire office d’idéologie officielle d’un républicanisme laïc, où l’émancipation par le savoir irait de pair avec un universalisme abstrait indifférent, voire hostile, aux différences culturelles.
Devant un tel tableau, les adversaires des Lumières ont beau jeu d’en souligner la part obscure, ou du moins les aveuglements. Depuis deux siècles, la raison a montré ses limites : elle peut être mise au service de l’exploitation aussi sûrement que de l’émancipation. Le libéralisme économique et le commerce n’ont pas toujours apporté la paix et la prospérité, mais ont aussi alimenté la violence et l’impérialisme. Les avancées scientifiques ont permis une industrialisation massive, dont nous payons aujourd’hui les conséquences écologiques. L’universalisme des Lumières a parfois été dévoyé pour couvrir la domination européenne d’un voile humanitaire.