La science est longtemps restée hors du champ des travaux sociologiques. Comme beaucoup, les sociologues étaient victimes des mythes entourant la science : le chercheur serait un ermite, voire un ascète, et vivrait cloîtré dans son laboratoire ; la connaissance scientifique ne serait pas un savoir comme les autres mais plutôt une vérité révélée ; les chercheurs ne feraient que dévoiler (« découvrir ») cette vérité.
Le véritable envol de la sociologie des sciences résulte des travaux séminaux du sociologue américain Robert K. Merton vers 1940. La vivacité de cette spécialité de la sociologie est aujourd'hui incontestable, notamment en raison de l'intensité des interrogations sociales sur la place de la science. De façon générale, la sociologie des sciences s'efforce de répondre à deux types de questions : premièrement, les questions sur les modes de fonctionnement et d'organisation de l'espace scientifique (comment la communauté scientifique fonctionne-t-elle ? Comment les institutions scientifiques sont-elles organisées ?) ; deuxièmement, les questions portant sur l'influence du contexte de production sur les connaissances scientifiques (les connaissances élaborées par les scientifiques dépendent-elles des conditions de leur élaboration ? Quels sont les impacts des circonstances sociales, culturelles, idéologiques, politiques ou encore économiques sur les connaissances produites ?). Ce dernier ensemble d'interrogations est également lié à la question de la spécificité de la connaissance scientifique par rapport aux autres types de savoirs.
Les réponses apportées par les sociologies sont très variées : non seulement parce que les questions traitées sont très différentes les unes des autres, mais aussi parce que les conceptions élaborées relèvent de positions épistémologiques très diverses. La sociologie des sciences est loin de disposer d'un paradigme unique : c'est d'ailleurs une des raisons de sa vivacité. Nous nous contenterons donc, ici, d'évoquer quelques-uns des principaux travaux et théories de la sociologie des sciences.
R.K. Merton (élève de Talcott Parsons et représentant de la tradition fonctionnaliste) peut être considéré comme le premier sociologue des sciences : à partir des années 40, il a contribué à faire de la science un objet légitime pour les sociologues.
Merton et les normes de la vie scientifique
Dans un article de 1942 intitulé « The normative structure of science », R.K. Merton envisage la science, c'est-à-dire les institutions scientifiques et leurs membres, comme un espace régi par un système de quatre normes.
- La première norme, l'universalisme, stipule que les connaissances issues de la recherche scientifique sont universelles et objectives : les critères d'évaluation des résultats doivent donc être impersonnels et ne pas dépendre des circonstances. C'est la raison pour laquelle les revues scientifiques évaluent de façon anonyme les propositions d'articles qui leur sont soumis.
- La deuxième norme, le communalisme, indique que les connaissances sont collectives et n'appartiennent à personne : les scientifiques ne sont pas propriétaires de leurs découvertes et les publient dans des revues accessibles à tous.
- La troisième norme, le désintéressement, précise que les scientifiques ne sont pas mus par des intérêts privés mais seulement par la volonté de rechercher la vérité et les lois de la nature.
- La quatrième norme, le scepticisme organisé, énonce que les résultats expérimentaux doivent être soumis à la critique collective et à la vigilance de la communauté scientifique pour être acceptés : c'est la raison pour laquelle les résultats ne sont pas diffusés sans vérification et lecture critique.
Ces normes seront amendées et révisées à diverses reprises, mais l'idée selon laquelle la science est gouvernée par un système de normes prévaudra et constitue le coeur de la sociologie mertonienne de la science.
Au fond, l'espace scientifique décrit par Merton est libéral, égalitaire et démocratique. Ces normes constituent ce que Merton appelle l'ethos scientifique, c'est-à-dire les principes moraux et éthiques qui guident les travaux de tous les scientifiques. C'est également en respectant ces principes que la communauté scientifique garantit son autonomie vis-à-vis des intérêts politiques ou économiques. Lorsque ces normes ne sont pas ou ne peuvent pas être respectées par la communauté des chercheurs, notamment lorsqu'une dictature politique exerce un pouvoir excessif sur cette communauté, la science perd de sa valeur : c'est par exemple le cas du pouvoir nazi qui a cherché à développer une « physique allemande » dans les années 30, indépendamment des physiques quantique et relativiste jugées trop abstraites, dont l'expansion et le succès étaient pourtant incontestables.
Cette sociologie ne porte pas sur les connaissances scientifiques mais seulement sur les faits de connaissance : les mertoniens ne prétendent pas expliquer sociologiquement le contenu de la science, mais seulement les conditions de sa production. Ils n'ambitionnent pas, non plus, de décrire les motivations individuelles des chercheurs : les normes mertoniennes constituent les principes qui structurent la communauté scientifique, sans pour autant prétendre expliquer le comportement réel des individus de cette communauté.
Faisant suite aux travaux de Merton mais centrant davantage leur analyse sur les acteurs et non sur les structures, les Américains Norman Storer (The Social System of Science, 1966) et Warren Hagstrom (The Scientific Community, 1965), comme les Français Gérard Lemaine et Benjamin Matalon (Revue française de sociologie, 1969, n° 2), envisagent la science comme un « système d'échange ». La science est un marché, semblable au marché économique : dans un cas comme dans l'autre, les acteurs cherchent à acquérir des biens qui ne peuvent s'acquérir que par échange, en respectant pour cela des règles. Seules les natures des biens échangés diffèrent : dans l'espace scientifique, les biens échangés sont les connaissances et la reconnaissance ; dans l'espace économique, il s'agit de biens et de services.
En effet, un chercheur découvrant une nouvelle loi naturelle ou réalisant des expériences concluantes échange ses résultats contre de la reconnaissance, qui prend la forme de citations, de récompenses (prix, bourses, subventions), de titres (diplômes, médailles) ou de promotions. Le fameux adage « publish or perish » peut être interprété à la lumière de cette conception du fonctionnement de l'espace scientifique : un scientifique qui ne publierait pas de résultats ne pourrait pas acquérir de postes, de subventions ou d'aides pour poursuivre ses recherches ; sa carrière s'arrêterait rapidement. Les scientifiques doivent donc lutter pour vivre dans la communauté scientifique : les récompenses étant relativement rares, la compétition entre acteurs est intense. Cet esprit de compétition stimule les chercheurs et constitue le moteur de la science et de ses découvertes.