Le centre du capitalisme contemporain se déplace-t-il vers l’Asie, ou bien va-t-on vers un monde multipolaire ? Une telle question doit beaucoup à l’analyse braudélienne de la dynamique du capitalisme. L’historien français retraçait la longue transition entre ce que l’on appellerait aujourd’hui le « monde multipolaire » du XVe siècle et celui d’un XIXe siècle capitaliste centré sur et dominé par la Grande-Bretagne. On peut se demander si ce n’est pas à une évolution inverse que l’on assiste aujourd’hui.
Dans son livre Civilisation matérielle, économie et capitalisme (1979), l’historien français décrit la planète comme une juxtaposition « d’économies-monde » distinctes, de l’Europe à l’Inde et à la Chine, en passant par le monde arabe ou la « Moscovie ». Il s’agit donc d’un monde multipolaire, mais avec très peu de circulations de marchandises et d’hommes entre les différentes économies-monde. Ces dernières sont elles-mêmes fortement hiérarchisées. L’Europe, du XVe au XVIIe siècle, est ainsi dominée par une ville-centre plongeant, grâce à son réseau de villes-relais, dans les profondeurs des économies locales et sédentaires pour en drainer de la richesse. Amsterdam sera la plus puissante et la dernière de ces villes-centres. Le pôle dominant en Europe devient ensuite un État-nation, l’Angleterre. Au long du XIXe siècle, l’économie-monde d’origine européenne finit par englober toutes les autres, tandis que le centre passe de l’Angleterre à la côte est des États-Unis après la Première Guerre mondiale. La Russie en 1917, les autres pays socialistes après la Seconde Guerre mondiale s’en séparent cependant jusqu’à la fin des années 1980, date à laquelle une économie-monde unique réapparaît.
Les dynamiques variables de la mondialisation
La science économique contemporaine permet d’expliquer les dynamiques économiques sous jacentes à la vision braudélienne. La notion d’imperfections de marché ouvre une première voie, qu’il s’agisse des monopoles ou des « externalités » positives (telle les économies d’agglomération et la diffusion de connaissance entre les agents économiques) ou négatives (telles les pollutions). Ce sont par exemple les « économies d’agglomération » (il vaut mieux être là où les autres sont déjà que d’être un pionnier isolé ailleurs) qui permettent de comprendre comment, une fois qu’elle a émergé, la ville-centre attire les acteurs économiques les plus dynamiques et finit ainsi par concentrer une grande partie de la richesse de son économie-monde. L’économie « politique » vient également conforter les thèses braudéliennes en proposant une vision moins naïve que de coutume des gouvernements. On peut certes, comme le font généralement les économistes, considérer que les États cherchent à « maximiser l’intérêt général », mais il peut s’avérer plus réaliste de les représenter occupés à gagner la prochaine élection, à protéger leur paysannerie ou un groupe d’industriels puissants… De ces imperfections de marchés et des interventions étatiques résultent des phénomènes opposés de concentration et de diffusion de la richesse issue des interactions marchandes, et ce autant à l’intérieur des économies-monde qu’entre elles. Ces processus contradictoires engendrent une polarisation des richesses dans certaines villes, puis dans certains États. Cependant, dans la mesure où la richesse se diffuse également, la hiérarchie entre les centres se modifie, une nation antérieurement dominée, comme les États-Unis au XIXe siècle, ou la Chine aujourd’hui, pouvant prendre l’ascendant sur la nation dominante.