La force des mots. Entretien avec Oswald Ducrot

Selon Oswald Ducrot, les mots du discours ne servent pas à représenter la réalité ou les idées. Ils n'ont de sens que par les conclusions auxquelles ils mènent.

Sciences Humaines : Depuis plus de trente ans, vous travaillez sur un aspect de l'étude du discours que vous avez appelé la théorie de l'argumentation. Mais vous utilisez ce terme d'argumentation dans un sens différent de celui de la rhétorique. Pouvez-vous expliquer cette différence ?

Oswald Ducrot : La rhétorique, au sens habituel du terme, ne dit pas ce qu'est le langage, mais comment se servir du langage pour arriver à ses fins, la fin étant la persuasion. Elle reste donc externe au langage. Pour ma part, j'entends par argumentation le fait qu'on ne peut décrire le sens des constructions syntaxiques qu'en indiquant à quelles conclusions la personne qui utilise ces mots prétend arriver dans son discours. Que cela persuade ou non le destinataire n'est pas l'objet de mon travail. J'ai en fait l'espoir de travailler à l'intérieur même de la linguistique et plus précisément de la sémantique linguistique.

SH: Une des grandes originalités de votre théorie est également de nier que les mots de la langue contiennent un sens informationnel, c'est-à-dire qu'ils représentent la réalité.

O.D. : En effet, je ne crois pas beaucoup au sens informationnel. Je vois très peu de mots, dans la langue, qui aient un sens véritablement informationnel. Selon moi, la plupart des mots ou des constructions syntaxiques ont cette vertu de rendre possibles certaines conclusions. Quand je parle de conclusions, j'entends par là des enchaînements possibles de discours, je n'entends pas du tout les idées qui peuvent passer par la tête de l'interlocuteur lorsqu'il entendra ce discours.

SH: Pourriez-vous nous donner un exemple de cette différence entre sens informationnel et sens argumentatif ?

O.D. : L'exemple le plus simple est celui de l'opposition entre les quantificateurs « peu » et « un peu ». Quelle est la différence entre « j'ai peu mangé » et « j'ai un peu mangé » ? Je pense qu'il est impossible d'établir cette différence au niveau informationnel, c'est-à-dire au niveau de la quantité de nourriture que l'on déclare avoir ingurgitée dans un cas et dans l'autre. La différence se situe plutôt dans les enchaînements possibles à ces quantificateurs. Si je vous dis « j'ai peu mangé au petit déjeuner ce matin », je peux continuer par « donc, j'ai envie d'aller tout de suite au restaurant » ou « pourtant, je n'ai pas besoin d'aller au restaurant maintenant ». Si au contraire, je dis « j'ai un peu mangé ce matin au petit déjeuner », l'enchaînement va être soit « donc je n'ai pas besoin d'aller tout de suite au restaurant », soit « pourtant, j'ai envie d'aller tout de suite au restaurant parce que j'ai très faim ».