La réflexion sur les difficultés, les nécessités, les voies multiples d'une « gouvernance » mondiale bat son plein depuis plus de dix ans, et ne se dément pas. Il n'est pas d'article ou d'ouvrage sur ce sujet qui ne rappellent l'ampleur du phénomène. Rien que pour la discipline des relations internationales, ce sont des dizaines de livres et d'articles par an. Il existe même une revue consacrée à ce sujet (The Review of Global Governance). Le même constat doit être fait pour la réflexion d'économie politique internationale. C'est la Banque mondiale d'abord, à la fin des années 80, l'Onu dans les années 90, puis les diverses instances de coopération économique ou des rapports comme celui du Conseil d'analyse économique, remis au Premier ministre français en 2001, qui ont utilisé et popularisé une réflexion sur la gouvernance globale. Il n'est aujourd'hui encore pas de publication sur le capitalisme, la mondialisation économique, mais aussi le développement, le droit international, qui ne comporte un chapitre ou des articles spécifiques consacrés à la gouvernance globale. Mais, évidemment, une telle abondance de réflexions et de publications entraîne de la confusion, et nul ne sait ce que recouvre exactement la notion de gouvernance globale, que pourtant beaucoup appellent de leurs voeux.
Dans de nombreuses publications, la gouvernance - principalement économique - est rendue nécessaire par la perte de souveraineté des Etats, désormais incapables de maîtriser les flux de la mondialisation. Les Etats, disent de nombreux auteurs, ne détiennent plus le monopole de l'action publique et doivent composer avec de multiples autres acteurs : « A fortiori n'apparaissent-ils plus comme les opérateurs économiques les plus déterminants, tandis que prévaut la logique mondiale du marché1. » Même si aujourd'hui domine toujours l'idée que l'ordre mondial reste structuré fondamentalement par les Etats et leur système international qui conservent une forte capacité d'action 2, tous les chercheurs, quels que soient leur opinion ou leur objet de recherche, constatent qu'il existe un nombre considérable et croissant d'acteurs sur la scène mondiale 3. Il y a de plus, compte tenu de la croissance économique et de l'interdépendance des sociétés, un nombre de plus en plus important de problèmes proprement globaux. Mais il n'y a pas accord pour savoir si le système interétatique actuel est capable ou non d'impulser à terme une gouvernance globale. Plutôt que d'aligner les arguments sur chacun des plateaux de la balance, ce que les chercheurs - prudents par fonction - ne font pas la plupart du temps, il vaut mieux reprendre la question par l'histoire, puis par l'usage contemporain de la notion. On constate alors que, loin d'être neutre et purement fonctionnelle, la réflexion sur la gouvernance globale est une réponse intellectuelle et politique, inscrite dans les multiples champs de force et affrontements politiques et économiques contemporains.
Les racines historiques
Le mot « gouvernance » est ancien. Il date du Moyen Age, où il désignait, selon les historiens anglais, le mode d'organisation du pouvoir féodal. Si le nom est tombé en désuétude jusqu'au xxe siècle, le concept, lui, est demeuré. Il s'est développé au plan international sur deux registres différents : la coopération économique liée aux « mondialisations » économiques successives ; la coopération politique devenue nécessaire entre les principaux Etats du fait des conséquences des guerres, notamment des deux guerres mondiales, qui ont abouti à la création de la SDN, puis du vaste ensemble institutionnel onusien.Gilles Andréani, professeur à l'université Paris-II, a récemment réalisé l'histoire des formes de la gouvernance globale et de ses fondements intellectuels. Il estime que dès la première mondialisation économique, des années 1850 à 1914, s'est posée la question du décalage entre le marché et le politique, « non seulement dans l'ordre interne [...] mais aussi dans l'ordre international où coexistent deux séries de réalités : un système de rapports interétatiques placé sous le signe de la compétition, mais aussi de la coopération, et un ou plutôt des systèmes multiples de gestion des échanges économiques internationaux qui semblent échapper à l'initiative des Etats et à la logique binaire de la guerre et de la paix qui domine leurs rapports politiques4.»
La première mondialisation économique, désormais de plus en plus étudiée 5, a ainsi vu comme celle d'aujourd'hui un accroissement des flux d'échanges entre nations (finance, informations, marchandises) et une régulation internationale importante se développer. Avant 1914, de nombreuses unions internationales créant des normes communes ont été mises en place : union télégraphique, union des chemins de fer, etc. Elaborées lors de multiples conférences internationales, elles ont couvert progressivement tous les champs des échanges, du commerce et de la finance au transport et à la navigation, des nouvelles technologies de l'époque (téléphone, télégraphe) au travail, sans omettre la propriété intellectuelle, la santé et même la sécurité (Interpol est créé en 1912).
Ce premier mouvement de coopération et de régulation internationales fut caractérisé par sa diversité et sa faiblesse institutionnelle. Aucune contrainte ne fut imposée aux Etats : il n'y eut pas de mouvement d'harmonisation ou d'unification douanière, ni de convergence ou unification monétaire par exemple. Comme l'a analysé récemment la politologue Suzanne Berger, la brutale entrée en guerre en 1914 a sonné le glas de l'ouverture des économies 6. Pendant un bon demi-siècle, on a assisté au contraire à un repli sur les économies nationales et à une baisse spectaculaire de tous les flux internationaux : il est vrai que, pendant ce temps, des crises internationales majeures entraînaient le système interétatique dans une spirale de guerre et de confrontations idéologiques. La grande dépression des années 30 et la Seconde Guerre mondiale aboutiront à la mise en place d'un système institutionnel de gouvernance globale renouvelé, sous l'égide des Etats-Unis.