Rencontre avec Marc Jeannerod

La main, l'action et la conscience

Parti de l'étude de simples mouvements de la main, le champ de recherche dit de la « cognition motrice » s'est étendu à la conscience du mouvement, la conscience de soi et la compréhension des intentions d'autrui. Récit de ce parcours avec Marc Jeannerod.

Entrez « Jeannerod » dans le moteur de recherche de la base de données MedLine, sans limite de dates, et vous obtiendrez 158 références, la première remontant à l'année 1965. Marc Jeannerod publiait alors, avec Michel Jouvet et F. Delorme, un article sur « L'organisation du système responsable de la phase d'activité durant le sommeil paradoxal ». Trente-sept ans plus tard, en septembre 2002, il publie dans la revue anglophone Cognition, avec E. van den Bos, « Sense of body and sense of action both contribute to self-recognition ». Comment passe-t-on, en quelques décennies, de l'étude du sommeil du chat à celle de la reconnaissance de soi ? Dit autrement, quel chemin M. Jeannerod a-t-il parcouru pour passer d'une étude de « bas niveau » du système nerveux central à l'étude de l'une des capacités cognitives considérées comme les plus « élevées », la conscience de soi ? Nous lui avons posé la question.

Marc Jeannerod : Vous raconter mon parcours scientifique nécessite une reconstitution post-hoc. C'est souvent comme ça. On suit sa trajectoire, puis un beau jour on se retourne, on regarde d'où on vient et on s'étonne.

Quand je suis arrivé dans le laboratoire de M. Jouvet pour faire ma thèse, il m'a confié le problème du mouvement des yeux qui existe chez le chat, comme chez l'homme d'ailleurs, pendant certaines périodes du sommeil. L'idée était d'en étudier les mécanismes neurophysiologiques, donc de bas niveau. Mais évidemment, on ne pouvait s'empêcher d'imaginer que ce mouvement oculaire était lié aux rêves. Un Américain, William Dement, avait d'ailleurs montré que le mouvement oculaire pouvait être corrélé, chez l'homme, avec les scènes oniriques. Après un postdoctorat aux Etats-Unis sur les techniques d'enregistrement de l'activité électrique du cerveau, par micro-électrodes, et l'étude du système vestibulaire (qui joue un grand rôle dans le contrôle de l'équilibre), je suis rentré en France et j'ai commencé à monter mon propre laboratoire. Je voulais poursuivre mes travaux sur le mouvement des yeux, mais chez le sujet éveillé cette fois. Mon intérêt portait sur le caractère à la fois moteur et perceptif des mouvements des yeux. Un problème se posait : puisque les yeux bougent tout le temps, la perception que l'on a de l'environnement devrait elle aussi être en perpétuel mouvement. Or, nous ne voyons pas les choses bouger. L'une des hypothèses, très ambitieuse, était que, pour se protéger de ces mouvements perturbateurs, le système nerveux prenait la scène d'avant, la scène d'après, et construisait une synthèse. Il s'agit donc d'une activité anticipatrice, correspondant à l'idée que la perception est construite par le cerveau selon un processus top-down-.

Sciences Humaines : Il y avait donc à cette époque très peu de concepts cognitifs dans vos travaux ?

Il n'y en avait pas. Pas du tout, et on nous le reprochait d'ailleurs. Je me suis mis assez tardivement à la cognition, puisqu'après, je me suis occupé du mouvement de la main. Un collègue m'avait dit : « La main est une autre rétine, qui bouge elle aussi et qui attrape les objets. » C'était une belle analogie. En plus, il n'y avait encore aucune publication dans ce domaine. Et j'avais envie de travailler tout seul. J'ai donc étudié les mouvements de la main, en faisant tout moi-même du début à la fin. J'ai vite fait une découverte très intéressante : pendant le mouvement du bras vers l'objet à saisir, il se passe toutes sortes de choses au niveau de la main et des doigts. Ce que j'ai appelé la « préformation de la main ». Par des mesures précises, je me suis aperçu que la pince entre le pouce et l'index s'ouvre jusqu'à un certain point, plus grand que l'objet à saisir, puis ensuite se referme. Mais surtout, l'ouverture de la pince est d'une dimension exactement corrélée à la taille de l'objet. Cela signifiait donc qu'il existe une représentation très précise, au millimètre près, de la taille de l'objet, de son orientation dans l'espace, de sa forme, etc. Je me trouvais donc là face au problème de la représentation centrale d'une action.

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Après plusieurs années de travail et de discussions avec des collègues, nous avons débouché sur une autre idée : puisque cette représentation motrice existe, pourquoi ne pas l'étudier en tant que telle, en l'absence d'action. Cela a surpris tout le monde, dont l'équipe de Giacomo Rizzolatti, de l'université de Bologne, avec qui je collaborais. Lors d'un séjour chez eux, je me suis mis à leur raconter une expérience qui leur paraissait vraiment étrange. J'avais enregistré l'activité cardiaque et respiratoire de personnes qui s'imaginaient en train de courir. On a alors remarqué, que sans le moindre mouvement et sans la moindre consommation d'oxygène au niveau des muscles, les systèmes cardiaque et respiratoire subissaient toutes sortes de modifications. Avec mon collaborateur Jean Decéty, nous avons ensuite vérifié le phénomène pour différents types de mouvements, avec un niveau d'analyse beaucoup plus fin, en s'inspirant des travaux de la psychologie expérimentale. Et nous avons publié en 1994, dans Nature, un article sur l'activité du cerveau mesurée par imagerie cérébrale, lorsque l'individu imagine une action. Au même moment, G. Rizzolatti découvrait les neurones miroirs : des neurones qui codent aussi bien l'exécution d'un mouvement que l'observation du même mouvement exécuté par un autre sous les yeux du sujet. Tous ces travaux montraient donc que le cerveau pouvait se représenter une action sans que cette action soit exécutée. A partir de là, J. Decéty a étudié le comportement d'imitation, de simulation, etc.