La philosophie à l'épreuve de la vie

Quand un philosophe ose se mettre à nu pour raconter l’effet que produisent sur lui les leçons de sagesse légué par les siens, on est loin de l’efficacité attendue.

Alexandre jollien est un philosophe handicapé de naissance. Il est connu pour ses livres à succès – Éloge de la faiblesse, La Construction de soi – où il s’attache à montrer que, même quand on est handicapé, la philosophie peut nous faire apprécier la saveur de l’existence en nous libérant des vaines passions et en changeant notre regard sur le monde.

Dans Le Philosophe nu, A. Jollien va plus loin. Il se met à nu. Oui, « nu » : au sens propre comme au figuré. Page 192, il raconte qu’un soir, il a décidé de « prendre une cuite » avec son ami, Z. En quittant le bar, le philosophe, déjà pas mal éméché, lance ce défi : « Et si on finissait la soirée à poil, histoire de vivre à fond notre biture ? » Aussitôt dit, aussitôt fait. Ce qui aura pour effet de le dégriser d’un seul coup. « Je me les gèle. Tout le problème vient de ce corps que je n’aime pas, que je n’habite pas. » Voilà donc les deux hommes nus. Et A. Jollien ne peut s’empêcher de comparer son corps à celui de son ami auquel il rêve de ressembler. Car dès les premières pages de son livre, A. Jollien le confesse : l’un de ses fantasmes le plus récurrents serait de posséder un corps de bel homme, droit, musclé, séduisant. Ce rêve est même une obsession qui ne le quitte pas depuis l’enfance. Un espoir vain et dérisoire lorsque l’on est né handicapé.

Pourquoi donc se laisser dominer par ce désir irréalisable qui le condamne à la frustration perpétuelle ? Pourquoi, quand on est philosophe et que l’on sait que le b.a.ba de la sagesse est de se dépouiller de ces désirs illusoires, continuer à se faire du mal avec ces idées inutiles et dérisoires ? Pourquoi, quand l’on a écrit un Éloge de la faiblesse et que l’on fait des tournées de conférences pour expliquer ce qu’est la vraie « joie », peut-on encore céder à ce rêve apparemment puéril d’entrer dans la peau d’un bel étalon, beau et attirant ? La sculpture intérieure de soi que l’on se forge auprès des grands auteurs devrait être tellement plus sublime que la sculpture narcissique de son corps dans une salle de musculation…

Et pourtant, A. Jollien l’avoue : il aimerait bien se glisser dans la peau de son ami ou de ces beaux jeunes hommes croisés dans la rue. Il aimerait bien ne pas ressentir de la jalousie, ne pas penser « connard ! » quand il croise un garçon trop bien fait. Il aimerait aussi ne pas se mettre en colère contre ce groupe de jeunes filles qui se moque de lui en pouffant sur son passage.

publicité

A. Jollien a osé se mettre à nu : au propre comme au figuré. C’est le grand mérite de son livre. Il y expose clairement les difficultés qu’il y a à vivre en philosophe, l’impossibilité de vivre vraiment et durablement sans se départir des mauvaises pensées : l’envie, la colère, le ressentiment, l’angoisse, la jalousie.

 

Leçons philosophiques pour temps de crise

Les livres d’A. Jollien font partie d’un flot ininterrompu d’essais philosophiques sur l’art de vivre, le bonheur et la vie réussie. Depuis vingt ans, ils alimentent les rayons de librairies et constituent un fonds de commerce assez lucratif pour les éditeurs. Le Traité du désespoir et de la béatitude d’André Comte-Sponville avait ouvert le bal à la fin des années 1980 (1). Son succès fut retentissant. Depuis, les manuels d’art de vivre ont proliféré, portés notamment par quelques auteurs à succès : Luc Ferry, Roger-Pol Droit, Bertrand Vergely, A. Jollien, Fernando Saveter et bien d’autres. Il ne se passe pas une semaine sans que paraisse un nouveau manuel d’art de vivre. Au printemps 2011, en se rendant chez son libraire, le lecteur curieux de découvrir les secrets de l’art de vivre pourra se procurer les dernières parutions en date : le Petit traité de vie intérieure de Frédéric Lenoir, le Manifeste hédoniste de Michel Onfray, la Philosophie du vivre de François Jullien ou encore Ce qui dépend de moi. Petites leçons de sagesse d’Elsa Godart.

Que racontent tous ces livres ? Par-delà leur variété, un fond commun se dégage. Leur première leçon est celle-ci : il est vain de rechercher un salut éternel dans l’au-delà (par la religion) ou ici-bas, dans des lendemains qui chantent (le progrès, la révolution). Il faut donc apprendre à vivre en acceptant sa condition de mortel. Il n’y a pas d’absolu ou d’espoir de salut qui donnerait un sens ultime à notre existence. C’est la leçon de la désillusion et de la lucidité. Elle était déjà présente dans les sagesses antiques d’Orient ou d’Occident.