Seul sur son île, Robinson Crusoé a-t-il encore des devoirs moraux ? Non, répondrait le philosophe John Stuart Mill, dans la mesure où ses actes ne peuvent causer de tort à autrui ; c’est ce qu’on appelle le principe de non-nuisance. C’est oublier le respect que chaque sujet moral doit à sa propre personne, aurait protesté Emmanuel Kant.
Et si tous deux se trompaient ? Si la ligne de fracture que permettait de révéler cette expérience de pensée était tout autre que celle portant sur la question des devoirs des personnes envers elles-mêmes ? C’est la proposition que défendit la philosophe anglaise Mary Midgley dans un article de 1983.
Supposons que Robinson soit sur le point de quitter son île à bord d’un radeau, suggère-t-elle, et que lui vienne l’envie de mettre le feu à la forêt pour célébrer son départ, ne manquerait-il pas, ce faisant, à un hypothétique devoir moral ? M. Midgley en est convaincue. Cependant, ajoute-t-elle, si Robinson doit s’abstenir d’allumer cet incendie, ce n’est pas parce qu’il causerait ainsi un tort à un autre humain ou à lui-même, mais parce qu’il ne respecterait pas ses devoirs de soin et de responsabilité envers l’île déserte elle-même. M. Midgley défendait donc, contre Kant, l’idée qu’il existe, non seulement des devoirs indirects, c’est-à-dire des devoirs qui se rapportent en dernière instance à la personne humaine, mais également des devoirs directs envers des patients moraux non humains. Elle mettait ainsi en scène de façon évocatrice la rupture théorique introduite par quelques chercheurs (portraits) dans le domaine nouveau de la philosophie environnementale, rupture qui consistait à penser au-delà de l’anthropocentrisme.
Dix années plus tôt, le philosophe australien Richard Routley avait en effet prononcé une conférence au Congrès mondial de la philosophie à Varna en Bulgarie, intitulée « Avons-nous besoin d’une nouvelle éthique, d’une éthique environnementale ? » Dans cette intervention, il exposait ce qu’il dénonçait comme l’inconséquence du « chauvinisme humain » en matière d’éthique, posture qui consiste à exclure l’ensemble des êtres non humains de la sphère morale. Féru d’expériences de pensée, il proposait à cette occasion une série de cas. Le dernier homme ou la dernière génération humaine ont-ils le droit de tuer délibérément toutes les autres espèces avant de mourir ? La survie de la baleine bleue en tant qu’espèce est-elle simplement une question de préférences humaines ? R. Routley soutenait que la plupart de ses contemporains condamneraient de telles affirmations, tout en se trouvant incapable de justifier leur posture par les théories morales classiquement anthropocentrées. Voilà pourquoi il fallait, selon lui, élaborer une nouvelle éthique environnementale fondée sur la reconnaissance de la valeur intrinsèque de la nature, autrement dit d’une valeur indépendante des intérêts humains.